Un jour de 1971 en -Angleterre, pour -répondre à son fils de 8 ans, Adam, qui lui demande à quoi ressemble une chatouille, Roger Hargreaves dessine un petit bonhomme orange tout rond avec plein de bras : Monsieur Chatouille (Mr. Tickle, en VO) était né. Cinq autres personnages suivent. Trois ans plus tard, les Monsieur et Madame sont devenus une série à succès, vendue à un million d'exemplaires. Si bien que Roger Hargreaves quitte son travail de rédacteur publicitaire pour se consacrer à plein temps à ses créations, trop heureux d'arrêter les longs trajets pour se rendre dans son bureau londonien. Depuis, les Monsieur et Madame de Roger Hargreaves n'ont jamais quitté la scène au point que, après la mort de leur créateur, victime d'une crise cardiaque en 1988, à l'âge de 53 ans, ils sont repris par son fils, Adam.
Pas de place à l'erreur
Quel parent peut résister à l'achat de Monsieur Grognon ou Madame Têtue, quand son enfant se montre grognon ou têtu ? Les personnages tout en rondeur, au trait simple, héros de vraies histoires, dans des petits livres attrayants achetés pour la modique somme de 2,50 euros (15 pence à l'origine en Grande-Bretagne), avaient tout pour devenir un succès. Dans la Revue des livres pour enfants, la spécialiste du livre pour la jeunesse Marie Lallouet rappelle qu'en France, « c'est Colline Faure-Poirée, alors éditrice chez Hachette, qui débusqua cette durable poule aux œufs d'or en 1982 ».
Si Adam a été à l'origine des Monsieur et Madame, il s'en est tenu éloigné pendant longtemps. Après une année de dessin à l'université, il décide, en 1984, de suivre un cours au collège agricole de Plumpton et de devenir fermier, prenant ainsi le contre-pied de l'héritage paternel. Contraint par la mort de Roger Hargreaves d'aider sa mère à gérer les droits, il met dix ans à oser dessiner et à reprendre le travail de création de son père. S'il a hérité du goût de Roger Hargreaves pour le dessin, il n'a « pas hérité de son style, admet-il. C'est parce que le trait est simple qu'il est difficile à dessiner, et qu'il n'y a pas de place à l'erreur. »
Eviter les clichés
Succéder au père n'est pas facile. « Adolescent, je n'osais pas dire aux gens ce qu'il faisait pour vivre. Je le regrette aujourd'hui, parce qu'il est mort si jeune, de ne pas avoir eu l'occasion de lui dire ce que j'en pensais vraiment, que c'était une grande idée », raconte-t-il. En 2003, Adam Hargreaves crée son premier personnage, Mr. Cool. S'il se présente davantage comme dessinateur et peintre, que comme écrivain, il insiste : « Le plus important est de trouver une bonne histoire. Un personnage sans un récit solide, un bon développement et une fin rigolote, ne suffit pas ». Parce que « les auteurs de livres pour enfants doivent éviter les clichés et les stéréotypes », il donne une plus large place aux Madame et imagine en 2018 une Madame Invention, passionnée par les sciences. On lui doit douze nouveaux héros et nouvelles héroïnes mais, avec les séries dérivées, il avoue en avoir écrit et dessiné près d'une centaine.
Actuellement, il planche sur un Monsieur en Irlande et un Monsieur Vert, sur l'écologie. Il travaille en concertation avec ses éditeurs, Egmont et Hachette et avec son agent chez Sanrio, mais veut toujours « se sentir à l'aise avec le projet, être inspiré ». Son rêve ? Un personnage qui ne dit jamais la vérité et qui s'appellerait Mr. Fib, Monsieur Bobard.
Aujourd'hui, la série compte 96 personnages : 51 Monsieur et 41 Madame, dont une dizaine créés à la demande d'Hachette Jeunesse comme Madame Géniale, Madame Oui ou Madame Prudente. L'univers se décline aussi en éditions spéciales (une série de Docteur Who en 2017 pour les 30 ans, une série de Super Héros), en compilations thématiques (Monsieur Madame au musée, Monsieur Madame et les dinosaures), en coloriages, activités, magnets, etc. Aujourd'hui, les Monsieur et Madame partent en voyage, à Paris (janvier), aux Etats-Unis (juin), en Ecosse (août) et en Grande-Bretagne (octobre). Ils font la cuisine (mai), sont au pays des petites bêtes (août) ou au spectacle de Noël (septembre). S'il n'y a pas de limite à ce qui peut être inventé, Adam Hargreaves souligne que « les livres sont pour les enfants et je suppose qu'il y a beaucoup de traits de caractère et des émotions qui ne conviennent pas aux plus jeunes ».
Les ventes ne cessent de battre des records : 250 millions d'exemplaires dans le monde en 30 langues, 5 millions de ventes par an, dont 3 millions en France. « Il se vend un volume toutes les 2,5 secondes et l'ensemble des exemplaires vendus permet un aller-retour de la Terre à la Lune », explique son agent, Arnaud Simon, chez Sanrio, qui souligne que la série est « numéro un des ventes en volumes en France ». « A leur sortie dans les années 1980, les personnages n'ont pas eu de succès en Allemagne et en Italie. C'est au Royaume-Uni, en France et en Australie qu'ils se vendent le plus », constate Adam Hargreaves.
Les Monsieur et Madame outrepassent leurs défauts et essaient toujours de faire de leur mieux. Si les parents reconnaissent les valeurs positives et la bienveillance qu'ils portent, d'autres sont plus réticents. « Chaque personnage est monolithique et sa marge de manœuvre est de faire attention pour que la vie en société soit possible, souligne Marie Lallouet dans la Revue des livres pour enfants. Il naît avec une étiquette et doit vivre avec ». Cela n'empêche pas la série d'occuper toutes les chambres d'enfants depuis des décennies, et de se transmettre de génération en génération. « Nous vendons toujours le fonds en quantité. Il y a un côté à la fois nostalgique et rassurant. Mais j'ai aussi des clients trentenaires qui les offrent à des adultes comme un clin d'œil humoristique », note Sophie Haïk, fondatrice de La Librairie des enfants.
Produits dérivés
Le graphisme des Monsieur et Madame, très marqué par les années 1970, n'est peut-être pas étranger à ce succès hors normes. La série a même eu droit à son exposition au Musée en Herbe, à Paris, à l'automne dernier, qui a accueilli 63 000 visiteurs en quatre mois.
Dès le départ, Roger Hargreaves cède des licences pour des produits dérivés. En 2004, les droits sont achetés pour 28 millions de livres sterling (32,6 millions d'euros) par Chorion, une société britannique spécialisée dans la propriété intellectuelle, qui fait fructifier les œuvres d'Agatha Christie, de Georges Simenon et d'Enid Blyton. Depuis 2011, la licence appartient à Sanrio, une entreprise japonaise qui gère notamment les droits d'Hello Kitty.
Les Monsieur et Madame sont devenus un véritable empire. En 2005, Roger Hargreaves est sacré en Grande-Bretagne meilleur auteur anglais de best-sellers, juste derrière J. K. Rowling et Jacqueline Wilson. Pour leurs 40 ans, tout le magasin Selfridges a revêtu les couleurs des Monsieur et Madame. Un Monsieur Glouglou a été créé pour la marque Evian et une Little Miss Princess pour le mariage de Kate et de William en 2011. Paul Smith les met sur ses costumes et Google a habillé son site des personnages le jour du 76e anniversaire de Roger Hargreaves. Une série spéciale vient d'être annoncée pour accompagner la tournée mondiale des Spice -Girls (Miss Baby, Ginger, Scary et Sporty) et un nouveau dessin animé est en préparation.
Comble de la célébrité, les Monsieur et Madame ont leurs livres parodiques, publiés par Hachette Heroes, et dûment estampillés, eux, « pour adultes ». AprèsMadame Boulot et les joies de la maternité,Monsieur Heureux et la soirée d'entreprise,Madame Timide drague en ligneetMonsieur Glouton se met au régime, sont parus le 3 avrilMadame Chance se marieetMonsieur Grincheux et les joies de la paternité. Les Monsieur Hargreaves n'ont pas fini de faire des petits.