Pourquoi avoir candidaté pour un second mandat ?
J'ai lu récemment une phrase de René Char, qui entre en résonance avec ma situation : « Le poème est l'amour réalisé du désir demeuré désir. » Avec cette nomination ou cette reconduction, on interroge son propre désir. Cela reste des charges un peu lourdes, donc il faut être sûre de savoir si on en a vraiment envie.
Vous avez lancé en juin #Monlivredelete. C'est la première fois que la télévision propose une telle opération sur le livre. Qu'en attendez-vous ?
Le livre en France occupe une place importante. Après la période que nous venons de vivre, j'ai souhaité que France Télévisions s'engage encore plus pour le livre et les librairies car le secteur a été très durement frappé. Lancer ce prix était finalement assez naturel pour France Télévisions qui est le partenaire privilégié de toutes les cultures. Nous avons voulu donner une visibilité à différents auteurs et genres pour inciter tous les publics à retourner dans les bibliothèques ou les librairies.
C'est une conséquence de la crise sanitaire ?
Pendant cette crise qui nous a tous secoués, on a cherché à faire deux choses : être plus utile et être solidaire. On n'a pas eu le temps de réfléchir à autre chose que ces deux axes-là. La télévision a joué un rôle crucial dans cette période. Nous avons renforcé nos missions de service public, notamment avec l'information et le divertissement. Il était important d'être pédagogue et d'expliquer la pandémie. Une autre priorité s'est imposée à nous : l'éducation. Il était de notre devoir de rendre accessible à tous les cours proposés par l'Éducation nationale. Tout cela se faisait à une vitesse incroyable : décision le mercredi, mise à l'antenne le lundi. Quand vous êtes dans telle action immédiate, c'est formidable de voir les résultats à l'antenne si vite.
C'est aussi lié au changement d'organigramme que vous avez imposé pendant votre premier mandat.
Tout à fait. Nous n'avons plus de patrons de chaîne. On aurait dû négocier avec quatre personnes alors que là, un seul directeur des programmes suffit. On cale le programme globalement selon les chaînes et le public. On maximise la visibilité d'une émission comme « La p'tite librairie » en la plaçant sur toutes nos chaînes à différents horaires.
Vous disiez que votre média devait aussi être solidaire.
En tant que médias, on ne tient que si tout l'écosystème se porte bien : les producteurs, les auteurs, tous les acteurs de la culture, comme le livre, le cinéma, le spectacle vi- vant... Comme tout était fermé, on a décidé de programmer davantage de cinéma et de théâtre, par exemple avec la Comédie-Française. Pour le livre, la question de savoir ce qu'on faisait s'est vite posée. Les librairies étaient fermées. Le confinement, c'était aussi un temps pour lire. Même si finalement, moi, j'ai moins lu : j'avais pensé relire tout Proust mais en réalité, ce n'était pas si simple que ça. Personnellement, j'avais du mal à me concentrer. Il y avait une forme d'angoisse un peu paralysante et peu de créneaux. En effet, comme toutes les équipes du groupe, j'ai été très mobilisée durant la période.
Vous avez lancé « La p'tite librairie » durant le confinement.
Elle a été imaginée avant le confinement. Le coronavirus a accéléré sa programmation. En fait, nous avions rencontré les éditeurs. À la suite de leur tribune [dans Le Monde, du 13 novembre 2019], je les avais rencontrés, consciente qu'on pouvait aller plus loin. Les éditeurs nous ont alors expliqué les motivations de leur texte. Ils trouvaient très bien « La grande librairie », la seule émission en Europe entièrement sur le livre, et en première partie de soirée. Mais les éditeurs réclamaient qu'on aide aussi plus les jeunes auteurs. La réflexion est partie de là. En tant que service public, nous avons une responsabilité particulière. Nous ne sommes pas absents sur le livre puisque nous avons les trois émissions les plus prescriptrices avec « La grande librairie », « On n'est pas couché » et « Télématin ». On a donc lancé ce format court sur toutes les chaînes.
Mais vous aviez déjà eu un format court, « Dans quelle étagère », de Monique Atlan, qui a disparu de la grille l'an dernier. C'est notamment l'annulation de cette émission, la disparition d'« ONPC » et la transformation d'« Un livre, un jour » qui ont provoqué la tribune des éditeurs...
« On n'est pas couché » va être remplacé. Cela ne changera rien pour le livre, cela restera un programme culturel. J'aurai préféré que l'émission continue jusqu'en décembre, mais pour des raisons qui sont propres à Laurent Ruquier, ce ne sera pas le cas. Les éditeurs s'inquiétaient préventivement. Mais nous, notre objectif est d'être efficace ! Il fallait que tous ces formats courts soient efficaces. « La p'tite librairie », ça l'est. Il ne s'agit pas d'avoir une émission pour avoir une émission. Il faut qu'elle soit vue et qu'elle soit prescriptrice. À la fin, il y a des chiffres de ventes. Nous devons être pragmatiques en tant que média de masse. Nous sommes là pour aider à la lecture, pour inciter à l'achat de livres. On doit faire notre part pour aider le secteur. En cela, on regarde les audiences, et celles de « La p'tite librairie » nous satisfont. Mais on ne regarde pas les courbes d'audience pour nous, on ne s'intéresse pas à une part de marché. Ce qui nous importe, c'est de savoir à combien de téléspectateurs on s'est adressé et, parmi eux, combien ont eu envie de lire tel ou tel livre grâce à une de nos émissions.
Les éditeurs se plaignent aussi de l'absence de genres - la BD, la jeunesse, les littératures de l'imaginaire, le polar - à l'antenne.
En effet, ils nous l'ont dit. Il y a aussi l'absence des essais parmi les manques qu'ils nous ont signalés. Il faut qu'on traite tous les livres, c'était d'ailleurs l'objectif du prix #MonLivredelété qui récompensait deux romans (jeunesse et adulte), deux BD et un essai. On imagine donc d'autres programmes. On en a d'ailleurs discuté avec François Busnel, pour faire des thématiques dans ses deux émissions. On doit s'ouvrir à ce qui n'est pas du roman.
Est-ce qu'on peut imaginer que les livres jeunesse, la BD, etc., soient présents à travers des chaînes sur vos plateformes numériques ?
Il y a déjà des programmes autour du livre sur la plateforme jeunesse Okoo, par exemple, comme « Yétili », le yéti qui lit un livre à deux souris tous les jours. Mais bien sûr que c'est envisageable. Nous sommes debout sur deux jambes. On est un média patrimonial, avec des références communes. Mais on doit aussi suivre la nouveauté, trouver un équilibre entre Madame Bovary et la rentrée littéraire. Cette double préoccupation répond à une mission d'ancrage et d'émancipation. Mais finalement, on l'a vu avec le confinement, on enterrait les grandes chaînes, or elles ont toutes été très regardées...La télévision a su fédérer le plus grand nombre durant cette période si particulière. C'est vrai pour France TV mais galement pour nos concurrents. La bienveillance a été le maître-mot durant cette période, et c'est vraiment rassurant pour l'avenir.
Justement, on peut aussi s'étonner de l'absence du livre dans des journaux télévisés toujours très regardés.
Pour les JT, c'est plus compliqué car leur temporalité les soumet à l'actualité quotidienne. On a néanmoins soutenu au maximum la presse écrite dans nos JT durant tout le confinement, c'est un secteur très fragile, qui fait aussi partie de notre écosystème et qui est indispensable au pluralisme. La place de la culture dans les journaux d'information est un sujet souvent abordé. Face à des actualités chaudes, les sujets culturels ont parfois moins de place, mais nous avons dorénavant des rendez-vous quotidiens sur France info et aussi le week-end sur France 2, avec « 20H30 » le samedi et le dimanche, animés par Laurent Delahousse. Par ailleurs, vous noterez qu'Anne-Sophie Lapix, autre figure incontournable de l'info, présente une émission culturelle de prime time, « Le grand échiquier ».Enfin, j'ajouterai que tous les soirs, à 20h20 sur France 5, Claire Chazal anime « Passage des arts ». Ne serait-ce pas finalement un JT 100 % culturel ?
Est-ce que, à l'instar de France Inter qui a décidé de mettre le livre au cœur de toute sa grille, à travers des auteurs de tous les genres, France Télévisions pourrait s'orienter vers cette politique éditoriale ?
Quand comme moi on aime la littérature, c'est forcément un bon angle. Ce qui m'inspire encore plus, c'est de réintroduire de la subjectivité et de la critique. La critique, c'est très important, notamment quand on est lecteur. Elle est prescriptrice.
Les éditeurs sont d'accord avec ça ?
Je pense que oui. C'est notre rôle en tant qu'éditeur de loisirs et d'information. Il y a toujours une incarnation et une subjectivité dans le choix des sujets. Mais on veut aller plus loin en l'assumant ouvertement. Le critique, c'est un médiateur, c'est celui qui va donner envie de lire. C'est la même chose pour le cinéma ou le spectacle. Ça doit inciter à découvrir, à être curieux, à s'affranchir de nos appréhensions. Il faut éviter le côté scolaire pour arriver à transfigurer ce que l'on veut promouvoir. Il ne faut pas perdre ce combat-là.
Vous parliez de patrimoine et de nouveauté : on retrouve finalement ces deux priorités dans le choix des fictions, avec d'un côté Victor Hugo et Jules Verne, de l'autre Enki Bilal et Michel Houellebecq. Comment cherchez-vous les sujets d'adaptation ?
Idéalement, ce serait des sagas. Qu'est-ce que j'en cherche ! Je ne plaisante pas. Les Thibault, de Roger Martin du Gard, cela a déjà été fait et c'est un peu vieux. Il y a un producteur qui travaille autour de l'œuvre de Robert Merle, que personnellement j'adore. J'avais discuté avec Lucas Belvaux qui voulait adapter Le quatuor d'Alexandrie, une tétralogie de Lawrence Durrell où l'on retrouve les germes de toute la crise au Moyen-Orient. Mais on cherche avant tout du patrimoine français. Et ce n'est pas si simple de trouver une bonne saga, qui ne soit pas datée. Il faut que cela nous parle, tel Germinal, par exemple, qu'on a lancé.
Ce qui permettrait une délinéarisation éditoriale, avec d'un côté un feuilleton adapté et de l'autre des modules autour du livre puisqu'une fiction peut relancer les ventes d'un livre.
C'est exact ; ce peut être un vrai boost pour les ventes et aussi la notoriété d'œuvres classiques auprès des plus jeunes. Pour ma part, je regarde peu les adaptations des livres que j'ai adorés... C'est très difficile de rendre l'atmosphère et le style d'un livre. Néanmoins, je crois en l'intérêt des adaptations pour remettre des œuvres au goût du jour et aussi parce que certaines adaptations sont formidables : Le Mépris, de Godard, par exemple, car l'essence de Moravia y est. Il y a aussi le Marguerite Duras par Peter Brook, Moderato Cantabile.
Pourquoi la saga est-elle si importante ?
Parce que c'est une matière riche pour fabriquer des séries. La saga idéale n'est pas forcément issue des plus grands chefs-d'œuvre mais ce sont des histoires qui se déroulent sur un temps long et avec suffisamment de personnages pour avoir le temps de développer. Cependant, les bonnes sagas sont rares, c'est toute la difficulté.
Mais vous n'avez pas des scouts ou des conseillers sur ce sujet ?
Bien entendu que nous avons des spécialistes, mais moi cela fait partie de mon plaisir. Comme vous avez pu le lire dans la presse, présidente de France Télévisions, ce n'est pas toujours facile. Aussi, je me permets quelques recherches personnelles en interrogeant des auteurs et des historiens pour m'éclairer. C'est le côté sympa de mon métier !
Et là vous ciblez en fonction des chaînes ?
Non. Ça se cale après. Je fonctionne plutôt au coup de cœur.
Vous avez aussi des fictions sociétales.
Les fictions sociétales, c'est une vraie signature du service public. Elles sont vraiment produites en lien avec ce qu'on pressent dans la société. C'est d'ailleurs intéressant de travailler avec des auteurs parce qu'en général ils anticipent les sujets d'actualité. Cela a été le cas avec l'affaire Weinstein et #MeToo, où un an avant, on avait donné le feu vert à des fictions sur le sujet. Souvent ce sont des fictions unitaires agrémentées d'un débat. Il faut aussi qu'on se diversifie, notamment avec la science-fiction, comme Bug, d'Enki Bilal, que j'ai fortement soutenu dès qu'il m'en a parlé avec Dan Franck.
C'est aussi plus facilement exportable ?
La question ne s'est pas posée de la sorte... En discutant avec les auteurs, j'ai vu la potentialité du projet qui répondait pleinement aux demandes du public d'explorer de nouveaux genres.
Quels sont les autres projets ?
Nous coproduisons Le tour du monde en 80 jours avec la BBC, nous aurons une fiction sur la vie de Voltaire et aussi un Houellebecq, que j'ai un peu poussé aussi. J'adore l'écrivain. On a hésité entre Soumission et Les particules élémentaires, pour finalement adapter ce dernier. On l'a produit pour les chaînes numériques, qui sont de plus en plus regardées. Mais là, je rêverais de faire Les rois maudits. J'ai plusieurs périodes qui m'intéressent : le XIXe siècle, mais aussi le XXe siècle, qui reste le siècle d'avant pour les jeunes, par exemple un biopic avec Joséphine Baker, et la fin du Moyen Âge, juste avant la Renaissance. Pour moi, cela fait écho à notre époque car à ce moment-là, il fallait sortir de la glaise, comme maintenant.
Il y a une écriture France Télévisions ?
Non, je ne pense pas que cela se pose en ces termes. Nous avons des offres pour tous les publics. Avec le numérique, on atteint de nouveaux spectateurs qui ne regardent pas les chaînes traditionnelles, une autre génération aussi. On peut y tenter de nouvelles choses, explorer de nouveaux territoires. Mais il faut qu'on marche sur nos deux pieds.
Je n'ai aucun mépris pour le polar du vendredi, d'autant que j'adore la littérature policière, notamment James Ellroy première période. Par ailleurs, nos grilles ne sont pas figées, on pourrait tout à fait lancer une case de grandes adaptations littéraires par exemple.
Le public de France Télévisions est souvent perçu comme « vieux ».
En fait, on se tire une balle dans le pied parce que cet âge moyen du téléspectateur est calculé en multipliant l'âge moyen par la durée d'écoute. Or les plus âgés sont les plus disponibles et donc regardent plus longtemps la télévision. Ce qui donne 61 ans. Mais si on prend juste l'âge moyen de nos téléspectateurs, quand vous êtes le premier groupe audiovisuel français, il n'y a pas de surprise, c'est le même que celui des Français : 51 ans.
Et comment faire aimer la lecture, notamment aux jeunes ? Les livres de patrimoine, par exemple, ne les intéressent pas forcément.
C'est une vraie question. Il y a peut-être quelque chose de l'ordre du podcast pour les enfants. Je lisais aux miens les romans d'Alexandre Dumas, Michel Tournier et Jack London. Ce sont des livres sublimes qui invitent à la lecture.
Quels genres de livres aimez-vous lire ?
Je lis tous les jours, ça fait partie de ma vie. J'ai relu et dévoré Les Mémoires d'Hadrien et Marc Aurèle. Mais j'ai aussi lu le dernier livre de Pierre Lemaitre. Et comme je suis passionnée de céramique, j'ai lu La sagesse du potier. La littérature est quelque chose de très subjectif mais cela résonne toujours avec quelque chose en soi. Par exemple, le roman d'Anne Pauly [Avant que j'oublie, Verdier, ndlr], je l'ai adoré d'un point de vue purement littéraire, parce qu'elle mélange des langages qui s'imbriquent parfaitement. Il y a une forme de liberté qui m'a impressionnée.
Dans quelle librairie allez-vous ?
Depuis que mon libraire historique « Les mots à la bouche » a déménagé, j'écume toutes les librairies de mon quartier.
Delphine Ernotte, présidente-directrice générale de France Télévisions.
Siège de France Télévisions à Issy-les-Moulineaux, en région parisienne.
ENCADRE BIO
Née en 1966, Delphine Ernotte est diplômée de l'Ecole centrale Paris. Elle a fait l'essentiel de sa carrière à France Telecom, devenu Orange, où elle a occupé différents postes de direction, dont la direction générale de 2011 à 2015. Depuis 2015 et sa nomination par le CSA, elle est la présidente de France Télévisions. Elle est reconduite dans ses fonctions en 2020. Elle est également membre du club Le Siècle et chevalier de la Légion d'honneur.