Pour David Fischer, en ce samedi matin de fin d’été, il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark. Quelque chose de suffisamment moralement dégradé, en tout cas, pour qu’un grossier graffiti de croix gammée sur sa boîte aux lettres fasse basculer la vie de cet homme accompli, jusqu’alors juste assez juif pour savoir que cela ne l’intéresse pas. En trois jours seulement, David va devoir apprendre que les identités, ou ce qui en Occident en tient lieu, ne se laissent pas si facilement oublier.
Pourtant, tout avait si bien commencé. A une époque qui croyait encore à l’avenir, aux voyages, au progrès, et en un lieu, Londres, qui semblait comme le conservatoire de ces trois notions, David Fischer avait rencontré Emma. Cette longue fille vivait encore avec sa mère, dans le souvenir de plus en plus imprécis d’un père disparu en mer. Une sœur s’était déjà enfuie en Australie pour fuir ce pesant gynécée. David avait tout de suite aimé Emma, sa grâce mâtinée d’indifférence ; et mieux, s’en était senti responsable. Un mariage avait suivi, un retour au Danemark et une fille, Zoé qui, un quart de siècle plus tard, artiste plasticienne à peine sortie des Beaux-Arts, s’apprête, le jour de la découverte du tag ignominieux sur la boîte aux lettres de ses parents, à leur présenter son nouveau petit ami, Nadeel, étudiant en médecine, né à Karachi… Et c’est ainsi que pour David, plus rien ne sera jamais comme avant, plus rien jamais n’échappera à l’intranquillité d’être.
David Fischer est le héros des Complémentaires, le neuvième roman traduit en français de Jens Christian Grøndahl. Sans doute l’un des plus beaux, où on retrouve tout l’art délicat du Danois pour « le tremblé du réel » qui faisait déjà tout le prix de Bruits du cœur (Gallimard, 2002) ou de Quatre jours en mars (Gallimard, 2011). Grøndahl a toujours mêlé, plus harmonieusement que quiconque peut-être, l’histoire collective avec les failles intimes et les hautes solitudes de ses personnages. Ici, il s’y emploie plus frontalement, sans doute, que jamais. Communautarismes, immigration, postures et impostures des identités culturelles forment la toile de fond du roman, mais ce qui demeure à l’avant-scène, c’est le chagrin d’un homme entre deux âges, entre le désir et son souvenir, entre la loyauté et le bonheur, qui fait le constat tardif de la fragilité de ses choix. Au fond, ce que David Fischer avait oublié, c’est moins qu’il était juif que sa femme était anglaise, le petit ami de sa fille pakistanais, que le fait que le temps passe… Ce jeu de rôle de la mémoire est au cœur de l’œuvre faussement classique ou apaisée de Grøndahl. Servi par une traduction que l’on devine parfaite de précision, Les élémentaires trouve chez son lecteur des résonances de plus en plus profondes. Il est des romans que l’on lit et d’autres qui « nous lisent » tout autant. Celui-ci est de cette race-là. Olivier Mony