Avec le masque, il avait disparu de la société. En quelques jours du printemps 2020, le sourire s'était envolé avec les illusions d'un monde plus sûr. On s'est aperçu alors combien il nous manquait. Il nous restait certes le regard, souvent fatigué, mais les yeux ne suffisent pas, ils n'expriment pas tout, ils ne sont qu'une partie de l'iceberg du visage. Une question s'est logiquement posée : pourquoi le sourire est-il si important ? Pourquoi ne peut-il être réduit à un sous-rire, une sorte de rire inférieur qui serait la manifestation d'un sous-langage assez pauvre ? En réalité, ce mouvement du visage se révèle bien plus complexe qu'il n'y paraît. Il exprime des sentiments voilés et renvoie à notre intimité la plus profonde. C'est le sujet du nouveau très beau livre de David Le Breton. Comme toujours, on retrouve chez ce sociologue (université de Strasbourg) le plaisir de l'écriture, de nombreuses références littéraires, cinématographiques, picturales et surtout ce sens de l'observation sur le terrain.
Le sourire est un instrument subtil dont on apprend à jouer instinctivement. La culture donne le ton. On ne sourit pas à Paris comme à Tokyo. Mais à Paris comme à Tokyo, il y a autant d'individus que de sourires. Simplement, on ne sourit pas au même moment et pour les mêmes raisons. Dans de courts chapitres, David Le Breton donne de nombreux exemples de ces sourires divers : le sourire impénétrable des malades d'Alzheimer, le sourire supérieur de l'assassin ou du tortionnaire, le sourire moqueur du perdant, le sourire dans la barbe du menteur, le sourire pour dire ce que les mots peinent à traduire, le sourire aux anges qui s'adresse à l'universel − on pense à celui de l'ange de la cathédrale de Reims. Et pourtant, souligne David Le Breton, les religions sont peu propices aux sourires. Jésus ne rit pas plus que Mahomet. En revanche, l'humour juif met en scène le spectacle du monde.
David Le Breton circule avec beaucoup d'agilité dans cette « anthropologie de l'énigmatique » qu'il parsème de jolies formules. « Certaines personnes ont plus de sourire que de visage. » Il rappelle qu'on éclate de rire, pas de sourire. On ne sourit pas non plus aux éclats, à gorge déployée ou aux larmes. Un sourire n'est jamais brusque. Il accompagne et dissimule tout à la fois. Il est « une demi-mesure pour faire bonne figure ». Cette ambiguïté, les douaniers n'en veulent pas sur les passeports où il est conseillé d'avoir un visage neutre, sans expression. Car « le sourire, comme le visage ou la voix, touche au cœur du sentiment d'identité », mais paradoxalement sur les papiers d'identité, il est recommandé de ne pas en avoir.
On le voit, le sujet est riche, passionnant. David Le Breton a encore une fois réussi à circonscrire une expression fuyante, un moment fugace. Aujourd'hui, les masques commencent à tomber. Et quelque chose vient éclairer les visages qui ont tant souffert d'être effacés. L'essai de Le Breton leur rend hommage et dévoile ce que cet autre masque, plus intime celui-là, révèle.
Sourire. Anthropologie de l'énigmatique
Métailié
Tirage: 4 000 ex.
Prix: 22 € ; 224 p.
ISBN: 9791022610438