La guerre du Viêt-Nam a été pour l’Amérique le premier vrai trauma. Première défaite militaire et retentissant échec moral - la fin de l’innocence - : ce jeune peuple (les Etats-Unis ont 200 ans à peine à la fin du conflit), prêt à exporter son modèle de société et ses valeurs démocratiques, avait envoyé ses "boys" se faire tuer par milliers et avait tué davantage encore, côté vietnamien, pour la plupart des civils, en déversant des tonnes de bombes. Le Viêt-Nam n’a cessé d’inspirer la musique, le cinéma et, bien sûr, la littérature. Mais le point de vue était surtout américain, hormis peut-être dans Un doux parfum d’exil, un recueil de nouvelles de Robert Olen Butler (Rivages, 1996) sur la diaspora vietnamienne, qui reçut le Pulitzer en 1993.
Le sympathisant de Viet Thanh Nguyen vaut à son auteur vietnamo-américain ces mêmes lauriers dans la catégorie "fiction". Le narrateur est un Vietnamien officiellement employé par le régime sud-vietnamien pro-américain qui travaille en sous-main pour les communistes du Nord. L’homme s’adresse à son mystérieux chef, le "commandant". Ces Mémoires débutent avec la chute de Saigon en 1975.
"La taupe" est au service d’un général sudiste pour qui il fait des fiches sur la théorie marxiste. Au moment où les Nordistes sont aux portes de la capitale, le président s’est déjà enfui, c’est la panique. Tant de gens ont "collaboré" avec les Américains, qui allaient se retrouver dans les camps communistes. Le narrateur doit établir les listes des gens à exfiltrer, il faut corrompre les officiels pour qu’ils délivrent les visas. Il a deux bons amis, ses "frères de sang" qu’il a connus au lycée, Man et Bon. Man est aussi un communiste qui le cache, et reste pour des raisons politiques inavouées. Quant à Bon, il est dans l’armée du Sud et s’apprête à s’exiler tout comme le narrateur qui continuera d’être espion. Après un tableau de la débâcle, des atrocités de la guerre, nous voilà chez l’Oncle Sam, "l’Amérique, le pays des supermarchés et des super-autoroutes, des avions supersoniques et de Superman, des super-porte-avions et du Superbowl". On goûte l’ironie.
Thriller d’espionnage, le magistral roman de Viet Thanh Nguyen est avant tout une réflexion sur les replis de l’âme. Jusqu’où peut aller l’amitié ? Que peut encore l’amour ? Chacun a ses raisons. Le narrateur est existentiellement double. Fils naturel d’une Vietnamienne et d’un prêtre catholique français, il a souvent eu droit à l’insulte "bâtard". Espion, on le taxe d’"homme au visage double". "Bien que certains m’aient traité de la sorte, je n’ai rien d’un mutant incompris, sorti d’une bande dessinée ou d’un film d’horreur. Simplement, je suis capable de voir n’importe quel problème des deux côtés." L’intelligence est duplice. Sean J. Rose