Dans un salon lumineux, fauteuils beiges et meubles ébènes, Charlotte Casiraghi accueille ses invitées du jour. Leïla Slimani d'abord, qui a « reçu la consécration à 35 ans », le prix Goncourt 2016 pour son roman Chanson douce (Gallimard). « Vous êtes seulement la douzième lauréate de ce prix prestigieux », souligne l'héritière monégasque, en veste de tweed et escarpins à bride.
À ses côtés, la comédienne Zita Hanrot sera bientôt invitée à lire un long passage du Pays des autres (Gallimard, 2020) le 3e roman de l'écrivaine, tandis que l'historienne de la littérature Fanny Arama mènera l'interview, questionnant les thèmes de l'exil ou du corps des femmes dans l'œuvre de Slimani. Références pointues - Julia Kristeva, Lou-Andreas Salomé - et casting élégant, le cinquième épisode des « Rendez-vous littéraires rue Cambon » de Chanel, disponible en une vidéo de 35 minutes sur le site de la marque et en version longue dans le podcast « 3.55 », a des accents de « Grande librairie » féminine et féministe. À ceci près qu'un double « C » barre la poitrine de Leïla Slimani, et que la dernière question de l'entretien porte sur la place du vêtement dans nos vies. Avec ces rencontres d'auteurs inaugurées en février 2021 « pour perpétuer l'audace et l'indépendance » de deux amoureux des lettres, Coco Chanel, la fondatrice de la maison, et Karl Lagerfeld, directeur artistique pendant plus de trente ans, Chanel s'est lancé dans une démarche inédite de célébration de la littérature.
Il y a pourtant quelques années déjà que les entreprises de la mode et du luxe ont compris la puissance évocatrice, et marketing, du livre. Concours de nouvelles sponsorisé (prix littéraire Les abeilles de Guerlain, avec Le Cherche Midi, concours Prada Journal, avec les librairies italiennes Feltrinelli) ; mécénat discret (prix Françoise Sagan, parrainé par Louis Vuitton) ; ouvrages hors-séries (comme La malle, chez Gallimard en 2013, un recueil de nouvelles en hommage à Gaston-Louis Vuitton, signé par Virginie Despentes, Marie Darrieussecq ou Philippe Jaenada) ; et même écrivains propulsés mannequins (en 2015, Bret Easton Ellis devenait l'égérie du lunetier Persol, quand Joan Didion chaussait des solaires Celine pour la campagne printemps-été de la griffe). Sans compter les références directes au livre de quelques marques de prêt-à-porter parisiennes, du sweat-shirt « Jean-Paul et Simone » de Balzac, aux T-shirts « Spleen » et « L'Attrape-cœurs » de Zoé Ferdinand.
Quête de légitimité
Pour Adrian Kammarti, enseignant en histoire de la mode à l'Institut français de la mode, il s'agirait pour la couture de gagner ses lettres de noblesse. « Ce mouvement s'inscrit dans l'idée plus large des sources de légitimation de la mode. Il s'agit de justifier les produits qui sont vendus, des vêtements et accessoires, plutôt jugés illégitimes, en mobilisant des outils reconnus eux comme légitimes, observe le doctorant. Mais je ne vois pas de grande différence entre le fait d'aller piocher dans l'art, comme l'a fait le luxe pendant longtemps, et la littérature. » Après avoir épuisé les univers de Jeff Koons, Jérôme Bosch ou Piet Mondrian, le luxe célébrerait opportunément ses noces avec les sphères intellectuelles.
« J'observe aussi une tendance de ces maisons à se muer en plateformes médiatiques, avec Dior ou Gucci qui produisent leurs propres podcasts, ajoute Adrian Kammarti. C'est un peu comme si le directeur artistique d'une maison devenait curateur du quotidien du fan de la marque : si après avoir consommé les "Rendez-vous littéraire rue Cambon", j'achète le livre d'une invitée, indirectement il sera brandé Chanel. Je porte un sac 2.55 et je lis Leïla Slimani, cela va bien ensemble non ? »
Hermès, avec sa parution semestrielle Le Monde d'Hermès, s'inscrit pleinement dans cette conversion médiatique. C'est d'ailleurs à un ancien de Libération et de L'Obs, Olivier Wicker, qu'a été confiée la rédaction en chef de cette revue haut de gamme créée en 1973, disponible uniquement au format papier dans les boutiques ou envoyée par la Poste aux clients de la marque. « Pour ses collections, Hermès travaille chaque année autour d'un thème, comme la légèreté. Dans chaque numéro, je cherche à épuiser le sens de ce mot, avec un rédacteur en chef et un directeur artistique invités », décrit Olivier Wicker, s'accrochant comme Chanel à l'héritage de la marque - « Hermès est une maison de mots depuis toujours » - pour écarter tout effet de mode. L'historien spécialiste du Moyen Âge Patrick Boucheron pour composer sur « l'innovation », la metteuse en scène Pauline Bayle pour plancher sur « l'odyssée », mais aussi Julia Deck, Emmanuel de Waresquiel, Christian Oster ou Maylis de Kerangal, écrivains et artistes ne sont pas choisis en fonction de leur notoriété mais selon une certaine proximité intellectuelle avec la maison familiale, et d'un regard capable d'enrichir le discours. « Cela reste un support de communication, mais si quelqu'un a la sensation de s'être élevé après sa lecture, c'est une satisfaction », assure le rédacteur en chef, rappelant que le sellier propose désormais à ses clients de rencontrer les auteurs invités, via les Conversations Le Monde d'Hermès.
Mariage durable
Quitte à convoquer sans cesse le livre, pourquoi ne pas en éditer ? Avec les éditions Louis Vuitton, le fleuron du groupe LVMH est sans doute celui qui a poussé le plus loin le lien aux mots, conformément aux aspirations du bibliophile Gaston-Louis Vuitton, petit-fils du fondateur. La collection « City Guide », imprimée sur un papier exclusif, avait lancé le mouvement en 1998, mais l'arrivée de Julien Guerrier il y a une quinzaine d'années comme directeur a impulsé un nouvel élan cette « maison d'édition voyageuse ». « Les collections de carnets de voyage Travel Book, ou les beaux livres de photo Fashion Eye, sont aujourd'hui les plus dynamiques, et nous nous adressons aussi bien à nos clients dans les boutiques, qu'à des esthètes, des voyageurs, ou des amateurs de BD en librairie classique », note Julien Guerrier. Réfutant l'appellation marketing, il revendique une « vraie démarche d'éditeur, avec des livres qui sont tout sauf publicitaires », et une attention à la fabrication assez naturelle pour une maison née de l'artisanat. Le directeur souhaite même aujourd'hui optimiser la visibilité de ses parutions, en ouvrant davantage de librairies éphémères, une tradition ancienne chez Vuitton. Et voit bien durer le mariage entre la mode et l'écrit : « Les exemples récents montrent qu'au-delà d'Instagram, du métavers et des NFT, le livre conserve un statut symbolique, et continue d'inspirer. » La mode se démode, le livre jamais.