Au lieu de m’énerver sur des sujets ennuyeux, j’aurais mieux fait d’aller à ce qui est important et de rendre hommage à Gérard Lauzier. Ses BD ont été pour moi une révélation et une admiration ; peut-être même une manière d’éducation sentimentale et sociale. Dessinateur, il sut faire quelque chose qui doit être très difficile : juxtaposer dans les mêmes vignettes des tronches de types caricaturaux et de merveilleux visages de femmes. Il ne dédaignait pas non plus de dessiner leur corps. Ce n’est pas moi qui m’en plaindrai. Mais de leurs regards, de leurs sourires ou de leurs silences, il savait capter le plus subtil, ce qui nous ravit tous et parfois nous fait souffrir, comme dans les chansons de Julien Clerc. Il paraît que d’aucuns ou d’aucunes l’ont trouvé misogyne (comme s’il traitait mieux le genre masculin !). Je leur conseille d’aller tout de suite cotiser à la Sainte Halde. La vie, la vraie vie comme on la sent passer, elle était chez lui. Avec la même lucidité féroce et tendre que les jeux de l’amour, avec « cette mâle gaieté si triste et si profonde » que Musset trouvait à Molière, il sut faire ce que tant de romanciers oublient : regarder en face notre société, ses illusions, ses fantasmes, ses discours tout cuits, ses dérisions, sa cruauté. Je crois qu’il faut dire davantage : Tranches de vie , La Course du rat , Souvenirs d’un jeune homme , Chroniques de l’île grande , sont tout simplement des romans, qui dateront leur époque comme ceux de Crébillon Fils, de Gogol ou de Zola ont daté la leur. Chez lui, le rire fait souvent mal, car il touche au vif de nos naïvetés et de nos mensonges. Je ne me suis jamais remis tout à fait de ce que son inoubliable Michel Choupon disait de moi. Je n’ai pas connu l’homme Lauzier, mais je l’imagine hypersensible, toujours endolori. Il eut le secret courage de sourire des désillusions et des peines. En France, l’humour n’est pas bien vu. Mieux vaut se draper dans le grave et péter plus haut que son derrière. J’y pensais l’autre jour en écrivant un article sur le grand Honoré Daumier. Vous vous appelez Daumier, Alphonse Allais, Georges Courteline, Marcel Aymé, Jean-Jacques Sempé, Gérard Lauzier, Philippe Geluck ? On vous décernera quelques bons points, un coup de chapeau par ci par là, puis on vous placera sur un honnête second rayon ; quant au génie sérieux, au génie sortable, au génie couronnable, on ira le quérir chez des raseurs bien pensants. Et je ne veux nommer personne !