Essai/France - 20 sept. Jérôme Prieur

Bois-le-Prêtre fut dénommé Bois-de-la-Mort après l'assaut de 1915. Vu le nombre de morts, plus de 7 000 chez les Français comme chez les Allemands, on comprend. Dans cette vallée de la Moselle, près de Pont-à-Mousson, un homme a filmé avec sa caméra Pathé Kok. Il était adjudant et s'appelait Albert Gal-Ladevèze. Jérôme Prieur a retrouvé sa trace après avoir visionné les images de ces héros discrets de la Grande Guerre. Dans les archives, il est tombé sur une photo. « J'aurai attendu trente-trois ans pour me décider à écrire sur l'image des poilus déjeunant sur deux cercueils, pour affronter cette "Guerre éclair", cette guerre tout entière ramassée dans une photo de l'année 1915. »

Cette guerre, l'écrivain cinéaste y pense depuis son enfance comme à un pays éloigné. L'histoire familiale puis le centenaire l'ont rapproché de cette planète morte. « Cette guerre obscure est mon livre des morts, mon Egypte. »

Derrière les images noires et blanches, muettes comme des tombeaux, il perçoit « le silence de l'au-
delà ». Cette moustache du soldat inconnu est comme celle du roman d'Emmanuel Carrère. Elle installe le doute, l'incompréhensible, la guerre sans fard à la limite de la folie. « Le film est une épave qui nous reste, une relique. Le film est un suaire. » L'auteur avec Gérard Mordillat de Corpus Christi utilise le terme à dessein. « Il nous montre ce que nous n'aurions pas dû voir. »

Dans ce récit tout en finesse, qui oscille entre la mémoire personnelle et la mémoire collective, entre le gosse fasciné par les récits familiaux et l'historien soucieux de véracité, Jérôme Prieur avance en limier un peu désespéré par l'ampleur de la tâche. « Comment suivre à la trace ces soldats oubliés que nous n'arrivons pas à faire revivre ? » Et la révélation apparaît à force de visionner ce film : tous regardent la caméra. En nous regardant, ils nous renvoient à notre ignorance, à ces mots du caporal Pierre Teilhard de Chardin qui éprouvait lui aussi le sentiment de revenir de très loin. « J'ai l'impression d'avoir perdu une âme, une âme plus grande que la mienne, qui habite les lignes et que j'ai laissée là-bas. » Une âme à l'image de cette moustache du poilu inconnu, petit postiche d'une histoire trop grande qui avale les mémoires et qui nous
enjoint inexplicablement de ne pas en finir avec 14-18.

Jérôme Prieur
La moustache du soldat inconnu
Seuil
Tirage: 2 500 ex.
Prix: 22 euros ; 272 p.
ISBN: 978-2-02-140103-5

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