In extremis, le ministre a donc décidé de renoncer à faire figurer Céline dans le Recueil des célébrations nationales . Cette volte-face (voir actualité du 21 janvier )   crée une polémique légitime dans laquelle les notions de mémoire et de littérature sont centrales. La littérature s'est construite dans un mouvement d'autonomisation par rapport aux tutelles religieuses, économiques et politiques. Elle a partiellement réussi à se constituer comme un univers autonome (Bourdieu parle d'un champ) notamment à travers la célébration de son histoire. Les écrivains actuels comme les autres membres du champ littéraire (critiques, libraires, bibliothécaires, etc.) se placent dans cette filiation. Céline entre peu à peu dans cette histoire, un des moments ayant été la mise au programme de l'agrégation de lettres du Voyage au bout de la nuit en 1974. La décision de Frédéric Mitterrand marque un arrêt dans cette histoire. Si Céline peut entrer dans l'histoire de la Littérature, il ne peut, malgré les 50 ans qui nous séparent de sa mort, entrer dans la mémoire célébrée par le ministère de la culture. Ce refus tient à l'ambiguïté de la démarche qui relève à la fois d'une mémoire nationale et d'une mémoire culturelle. L'antisémitisme avéré de l'auteur interdit son inscription dans une opération de célébration qui dépasse le champ littéraire. Les critères moraux l'ont emporté sur le jugement littéraire et on comprend l'embarras d'Alain Finkielkraut qui se situe à l'intersection du champ littéraire et de la communauté juive. La littérature est renvoyée à son hétéronomie, à sa tutelle, ce dont peuvent s'offusquer légitimement les membres du champ littéraire. Mais au-delà de la dimension littéraire, cette réduction de Céline à ses discours les plus détestables donne le sentiment d'une mémoire manichéenne. La négation du mal dans la mémoire collective peut être discutée dans ses intentions et dans ses résultats. Les citoyens d'aujourd'hui ne sont-ils pas capables de penser la coexistence du mal et du beau ? Ne serait-il pas utile de se saisir de cet exemple extrême pour susciter la vigilance quant au mélange des valeurs du mal et du beau, du bien et du mal ? Et cette réduction fait disparaître aussi la richesse de l'anticonformisme de Céline, le sentiment libératoire de la lecture des pages dans lesquelles il conteste l'ordre moral et politique. Elle plonge dans l'oubli ce qui, au contraire, en fait son actualité. Bien sûr il faut borner la liberté mais à le faire de façon brutale, le risque est grand d'assécher l'existence et de l'enfermer dans un passé en forme de pierre tombale. Vive la mémoire vive !
17.10 2013

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