Disons-le tout de suite : Décharges est un roman sans soleil, qui glace comme la pluie tombant sans discontinuer sur la campagne du Nord, qui lui sert de cadre. Poisseux et têtu comme le malheur mais que la phrase bandée de colère sèche de Virginie Lou-Nony empêche de tomber dans le drame larmoyant.
C'est la force des histoires de l'auteur d'Allegro furioso (Joëlle Losfeld, 2007) : sauver ses personnages en les enveloppant d'une couverture de dignité qui leur fait comme une armure et une parure. Qui réchauffe un peu la nuit de leurs vies. Car tant de choses sont cassées dans ce roman intime et social : les corps et les âmes. L'extérieur et l'intérieur. Tout est disloqué. Comme les jeunes patients du centre de rééducation dans lequel a été engagée Eva après la fermeture de la rizerie où elle travaillait comme secrétaire de direction, avec son mari Manuel, à des centaines de kilomètres plus au sud, du côté du delta du Rhône. Avec leurs trois enfants, ils ont quitté les rives de la Méditerranée pour la frontière belge. "Exode sans drame, sans bombardements." Là ils tentent de faire redémarrer le moteur de leur existence : elle a décroché un CDI d'aide-soignante, il a trouvé une place de manoeuvre dans une cimenterie. Deux forçats des temps contemporains. Des exilés de la misère.
C'est elle qui se souvient. "Tenir" était son mantra, sa digue intime. Dans ce quotidien de fuites tant bien que mal colmatées, le silencieux Gabriel, tétraplégique à l'hypnotisant regard bleu vert, ouvrira une brèche de désir. "On ne peut pas supporter cette beauté sur le corps mort, c'est ce que je crois à ce moment, avec mes idées du dehors. Pour ne pas être englouti, il ne faut pas le regarder." Mais Eva/Orphée ne parvient pas à détourner les yeux et s'enfonce dans l'impasse sans lumière. Ne survivant - quand un nouveau directeur impose son ordre injuste et brutal à la clinique, et quand son mari se découvre des talents de documentariste - que pour quelques moments de sensualité volée auprès du garçon au corps inerte. "Bouche à bouche, nous descendons dans notre monde. »
Il n'y aura pas de bouée miraculeuse. Le naufrage sera collectif, total, silencieux. Fatal comme cette force imparable qui est à la fois celle de l'amour et du désastre.
