A Camjac, au sud-ouest de Rodez en direction d’Albi, Daniel Crozes habite dans la maison de ses grands-parents, mitoyenne de celle de ses parents dans laquelle il est né il y a cinquante-cinq ans. Il travaille là, à la campagne, pendant la semaine et passe ses week-ends en ville, à Rodez, où vivent sa femme, prof de philo, et leur fille de 17 ans, lycéenne. De là, depuis trente ans, il déclare sa flamme à son pays, l’Aveyron, passion exclusive qui a nourri une quarantaine de livres, dont cinq parus ou à paraître cette année : un recueil de 501 proverbes de l’Aveyron, trois livres illustrés et un roman, Une mère à aimer, le 18e sous couverture du Rouergue, son unique éditeur depuis 1986.
Evacuons tout de suite la question de l’étiquette condescendante d’« écrivain du terroir » : « C’est un peu réducteur, commente l’intéressé, résigné. Mon terroir, c’est le monde entier. »« Mes livres voyagent beaucoup, comme les Aveyronnais ». On en compte autour de 278 000 dans le département, 320 000 à Paris et quelques milliers d’autres exilés un peu plus loin encore, à la faveur d’une longue tradition d’exode, et dont il a raconté les pérégrinations dans Les Aveyronnais : l’esprit des conquérants (1993) puis dans Le clan des 12 (2012).
Des lecteurs impatients.
S’il a été, de 1982 à 1990, journaliste à LaDépêche du Midi pendant et après ses études à Toulouse, Daniel Crozes est avant tout historien, un historien qui, a-t-il coutume de dire, « écrit les livres qu’[il] aurait aimé lire mais ne trouvait pas en librairie ». Auteur d’une thèse de 850 pages sur la période révolutionnaire dans une quarantaine de communes de l’Aveyron, il a consacré son premier ouvrage, La bête noire, à « l’aventure du rail en Aveyron depuis 1853 ». Devenu romancier deux ans plus tard, l’écrivain s’est peu à peu éloigné du roman historique classique avec personnages réels pour les remplacer par des héros imaginaires. Des héroïnes surtout, femmes du passé aux destins rudes et méritants : Alice, la gantière de Millau, Amélie la chapelière, Jeanne la jeune apprentie couturière d’Une mère à aimer ou Julie (1999), son best-seller (250 000 exemplaires écoulés) avec Le pain blanc (1994)…Prolixe, il dit aimer jouer sur plusieurs tableaux en même temps, mais il a espacé l’écriture de ses romans, « dévoreuse d’énergie », et n’en publie désormais qu’un tous les trois ans. Il observe que ses lecteurs se plaignent de devoir patienter. Et il les connaît bien, ses lecteurs, des lectrices majoritairement. Certaines lui écrivent des lettres reconnaissantes. D’autres sont parfois inspiratrices d’idées. Parce qu’elles avaient manifesté leur déception de ne pas trouver de mots péjoratifs dans Les 1 001 mots de l’Aveyron (2010), l’écrivain bilingue (français-occitan) collecte en ce moment insultes et injures en vue d’un volume complémentaire.
Daniel Crozes n’a ni mail ni Internet, ni téléphone portable. A ceux qui lui demandent comment il est possible de se passer de ces technologies, il répond que ses recherches exigent une fiabilité des sources qu’il sait trouver dans les bibliothèques. Et pour son gros chantier en cours, une inédite histoire de l’hydroélectricité dans l’Aveyron, il a pour la première fois sollicité des documentalistes.
Dans l’album Eleveurs : au temps des champs de foire qui vient de paraître, son expertise en matière d’agropastoralisme accompagne les photos de Denis Barrau, de somptueux clichés en noir en blanc pris entre 1976 et 1983 sur les foires à date fixe du nord de l’Aveyron. Daniel Crozes y analyse la fin d’un monde sur « cette montagne coopérative [qui] rappelle certaines prairies du Far West au point que l’écrivain Pierre Jourde assimile le Cézallier d’Allanche aux paysages du Wyoming ». Un sujet proposé par Nathalie Démoulin, éditrice des livres illustrés au Rouergue, qui lui a également confié la rédaction des textes de Dans les fermes et caves de Roquefort et Dans les burons de l’Aubrac, deux des quatre premiers titres de la nouvelle collection « La France des métiers », imaginée autour des archives du photographe de l’après-guerre Jean Ribière.
Nostalgique du bon vieux temps, focalisé sur un patrimoine minuscule ? Comme avec les étiquettes étriquées, Daniel Crozes balaie les habituels clichés : « L’Aveyron n’est pas un territoire fermé. L’émigration a été un facteur de progrès qui a notamment sorti certains territoires reculés comme l’Aubrac de leur isolement. » L’écrivain incarne bien ce mélange d’ouverture et de fidélité à la terre des ancêtres. Lui-même, dont les deux parents sont nés dans la même commune où le nom de Crozes est présent depuis 350 ans, a rencontré sa femme à 11 000 km de l’Aveyron. A Madagascar.
Véronique Rossignol
Une mère à aimer, Daniel Crozes, Rouergue, 300 p., 19 euros, ISBN 978-2-8126-0585-7, sortie le 2 octobre.