Benoît Marchisio, «Tous complices !» (Les Arènes) : La revanche des précaires

Benoît Marchisio - Photo © Stéphane Remael

Benoît Marchisio, «Tous complices !» (Les Arènes) : La revanche des précaires

À travers le destin d'un livreur à vélo, Benoît Marchisio révèle la perversion d'un système qui empoisonne toutes les couches de notre société. Vertigineux.

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Par Elise Lépine
Créé le 30.01.2021 à 13h51

Étudiant, Abel a besoin d'un job pour aider sa mère à boucler les fins de mois. Ce petit boulot, l'Appli va le lui offrir. Il lui suffit de s'inscrire au registre des autoentrepreneurs et de se procurer un vélo pour transporter des petits plats entre les restaurants et la résidence des clients. Abel active son profil d'un glissement de doigt sur l'écran de son smartphone. On reconnaît ici les applications de livraison à domicile que nous ouvrons quand vient l'heure du plateau-télé. Mais sait-on ce que vit le livreur de notre sac en papier kraft ? Tous complices ! démonte les rouages de notre société ubérisée et cela donne... un thriller.

Benoît Marchisio, nouveau venu dans le polar français, signe un roman d'une violence folle et d'une originalité glaçante : il ne met en scène aucun criminel et fait couler très peu de sang. Il n'invente presque rien, perfusant ce roman ultraréaliste au poison de la violence sociale. On lit avec horreur les épopées périlleuses du jeune Abel dans un Paris peuplé de conducteurs stressés et de livreurs en scooter, dont certains chassent les vélos comme du gibier pour se garantir davantage de courses. Sur sa bécane premier prix, Abel doit aller toujours plus vite, quitte à s'ouvrir les mains au contact du guidon, à pousser ses muscles jusqu'au point de rupture et à risquer sa vie à chaque coup de pédale. Un client mécontent, un retard, et c'est le strike, le blâme. Deux strikes, et son profil disparaît. Pour pouvoir continuer à travailler, les proscrits de l'Appli - bannis suite à leurs mauvaises notations, mineurs ou migrants - « empruntent » les comptes d'autres utilisateurs, sous-traitants qui empocheront une bonne partie de leurs revenus.

La galerie de personnages est une ligne de dominos dont chacun est toxique pour l'autre, une chaîne alimentaire dans laquelle on est contraint de se nourrir du plus faible que soi, pendant qu'un plus fort nous attrape à la gorge. Tandis qu'Abel gaspille sa vie sur son VTT, Igor, jeune avocat idéaliste, se bat pour défendre les droits des livreurs de l'Appli. Il est repéré par un talk-show à succès. Le voici coaché par Yass, jeune pigiste prête à tout pour obtenir un CDI, même à piétiner Jean, son rédacteur en chef, quinquagénaire déboussolé par ce journalisme d'égoutiers qui préfère le scoop à l'info. Paul Parsène, présentateur tout-puissant dont les audiences faramineuses excusent les sorties abjectes, empoisonne l'opinion publique. La colère monte chez les précaires de l'Appli. La mèche de cette fureur emprunte une trajectoire labyrinthique. Des plateaux de télévision obscènes aux start-up esclavagistes, des gouvernements complaisants aux clients indifférents, des marchands de comptes sans scrupules aux livreurs réclamant vengeance, on ne distingue plus la bombe du détonateur, ni les bourreaux des victimes. Jusqu'à ce que cet implacable roman noir, aussi fort qu'un électrochoc, nous fasse éclater au visage nos propres responsabilités.

Benoît Marchisio
Tous complices !
Les Arènes
Tirage: 4 000 ex.
Prix: 20 € ; 304 p.
ISBN: 9791037501233

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