Cette fois, ça y est. Le secteur BD/manga le savait : les années de douce folie étaient bien derrière lui, mais la sortie biennale d'un Astérix, la tornade Mortelle Adèle ou la surprise Un monde sans fin avaient permis jusqu'ici de détourner le regard. L'année 2024 a dévoilé un marché en recul, et le succès surprise du manga d'un influenceur ne suffit pas à sauver les meubles. « Une actualité angoissante, une situation économique qui fait baisser le panier moyen, et un programme pas assez puissant, notamment sur le premier semestre, et il a été beaucoup plus difficile de faire émerger des non best-sellers », tente de résumer Benoît Mouchart, directeur éditorial de Casterman.
Le second semestre n'a pas tout rattrapé, car malgré un frémissement en fin d'été, l'automne s'est révélé morose. « Novembre a été très mauvais, les achats de fin d'année démarrant de plus en plus tard », soupire Olivier Sulpice, P-DG du groupe Bamboo. « Depuis la rentrée, on constate une vraie crispation du marché, commente Olivier Bron, cofondateur des éditions 2024, qui viennent de se rebaptiser 2042. Comme avant le Covid, on est sur une situation de polarisation sur les albums connus, qui pénalise les livres plus fragiles. » Mais même du côté des blockbusters traditionnels, le ralentissement se fait sentir : Ducobu, Les profs, Boule & Bill, et dans une moindre mesure Corto Maltese ou Blake & Mortimer, peinent à maintenir leur cadence des grands jours, voire dévissent comme Silex & the City.
« On est dans un marché en surchauffe avec quelque 3 500 BD franco-belges par an, et il n'y a pas plus de lecteurs », constate François Le Bescond, directeur éditorial de Dargaud. « Les libraires sentent les conséquences de l'inflation : leurs clients qui achetaient deux ou trois BD, en reposent une car le total excède leur budget », s'inquiète Frédéric Schwamberger, directeur commercial de Futuropolis.
Côté manga, le marché revient à des volumes raisonnables, en nette baisse mais encore au-dessus des chiffres de l'avant Covid. « L'atterrissage se poursuit, confirme Satoko Inaba, directrice éditoriale de Glénat manga. De nombreuses séries s'achèvent et on attend des nouveaux grands titres qui prendront la place. Dans les niches, les lancements sont corrects, mais pour les séries grand public, c'est de plus en plus difficile. » La diffusion d'un anime devient encore plus cruciale au décollage d'un manga, et Glénat a « beaucoup d'espoir sur l'adaptation de Sakamoto Days sur Netflix ».
Injustes prix ?
Dans ce contexte tendu, l'augmentation du coût des livres entraîne une inflation du prix de vente qui ne va pas encourager les lecteurs à la dépense. « Le modèle économique basé sur un prix du papier faible et des coûts énergétiques stables est en train de changer, analyse Stéphane Beaujean, directeur éditorial de Dupuis. Nos marges ont bien fondu. Car pendant des années, malgré l'inflation, les prix de vente sont restés inchangés. Le rattrapage fait mal. » Hervé Langlois, directeur du pôle BD de Glénat, dit tenter « d'éviter la fuite en avant de la hausse des prix. Mais la marge en souffre. » Cette envolée interroge : la BD deviendrait-elle un marché de CSP+, réservé aux acheteurs capables de s'offrir de beaux objets à 35 euros, tels Ulysse & Cyrano (Casterman) ou 1629 (Glénat) ?
« Il y a des limites à ne pas dépasser, même si ces contre-exemples fonctionnent, glisse Thierry Laroche, directeur de Gallimard BD. Quand on arrive avec une proposition neuve supérieure à 25 euros, ça devient très compliqué. Comment faire pour un livre de 200 pages, sans rogner sur la qualité de l'objet ? Cela nous conduira-t-il à prendre moins de risque ? Non, car c'est notre métier : bien choisir nos auteurs, aimer le risque et être patient. Mais peut-être est-ce devenu plus complexe que jamais... »
Quel levier reste-t-il alors pour juguler cette hausse inéluctable sans appauvrir encore les auteurs ? La restriction de pagination en est un. Chez Bamboo, Olivier Sulpice s'est ainsi toujours montré réservé sur les romans graphiques de plus en plus longs. « Je reste persuadé qu'on peut resserrer les scénarios, qu'il n'est pas toujours utile de prendre 20 pages pour mettre en scène un personnage qui sort boire un verre... » Même chez Casterman, pionnier du roman graphique, Benoît Mouchart évoque la tentation de « certains auteurs de revenir au classique 48 pages ». Moïse Kissous, président du groupe Steinkis, envisage clairement de « revenir aux 48 voire aux 32 pages » pour les albums d'humour tous publics. Futuropolis annonce aussi une évolution. « Face à la baisse des ventes moyennes et des mises en place, et à la hausse des coûts, il est temps de se poser des questions vitales pour notre avenir à tous, assène son directeur éditorial, Sébastien Gnaedig. Nous devons essayer de rester dans les 150 à 200 pages et ne pas dépasser les 20-25 euros de prix de vente. Aujourd'hui, nous refusons des projets dont la forme nous paraît trop en décalage avec le marché. »
De son côté, Dargaud va ressusciter les Lucky Luke en version souple et moins chère, le temps d'une opération de printemps sur une sélection d'albums. Une façon de tester le marché ? Une chose est sûre, c'est que le format poche est en pause, chez Dargaud, Futuropolis, Steinkis et Casterman. Pas chez Glénat, où le directeur général Benoît Pollet y croit encore, avec une nouvelle salve à l'été. « Je suis un ardent défenseur d'une offre alternative à petit prix. D'une part, nous désirons toujours offrir de beaux objets, mais dont les prix s'envolent. D'autre part, nous n'oublions pas que la BD est un genre populaire à la base. Aujourd'hui, les contenus narratifs en numérique, via les plateformes de vidéo par exemple, sont peu coûteux : nous sommes dans cette compétition-là. »
L'édition illustrée est un sport de combat
La compétition des loisirs est doublée d'une féroce concurrence entre éditeurs sur les segments identifiés comme porteurs. La jeunesse est de ceux-là. « Quand on regarde les tables de nouveautés, on a l'impression qu'on fait tous les mêmes couvertures ! s'exclame Christel Hoolans, directrice générale du Lombard et de Kana. Il faut arriver à sortir du lot, pour continuer à intéresser les jeunes car ils sont l'avenir de la BD papier. Mais ce qui me rassure, c'est qu'ils viennent encore en librairie, prêts à essayer de nouvelles choses. » Et de se féliciter des succès non démentis des Enfants de la Résistance et de Elles (un million d'exemplaires vendus d'une trilogie pourtant terminée !) ainsi que de ses produits dérivés.
Le merchandising autour des Sisters tourne aussi à plein régime chez Bamboo, où Olivier Sulpice se réjouit du virage jeunesse/ado de son label Drakoo, porté par la série Le Grimoire d'Elfie. Au sein du groupe Steinkis, Moïse Kissous œuvre à rapprocher le label Splash de livres jeunesse illustrés du catalogue BD de Jungle : « On a une cible commune entre les deux, sur les 5-10 ans : autant leur proposer des BD humoristiques inspirées des jolis succès des albums illustrés, des choses simples et rassembleuses, à des prix accessibles. » L'éditeur garde aussi un œil sur la production américaine de romans graphiques jeunesse, qui a explosé outre-Atlantique. « Mais on y trouve le meilleur comme le pire », prévient Thierry Laroche, qui a fait une bonne pioche pour Gallimard avec Lightfall, dont la courbe des ventes ne cesse de monter, tome après tome.
Laisser le temps aux séries de s'installer
Car il faut aussi laisser le temps à une série de s'installer, une gageure dans une avalanche permanente de nouveautés. « Cela peut être un piège de sortir un tome 2 trop vite alors que le premier n'a pas pu faire son trou », abonde Julie Durot, directrice générale de Dupuis, qui s'appuie sur l'exemple d'Animal Jack, démarrée en 2019 et qui recrute encore. Mais la maison de Marcinelle voit plus loin, en nouant des partenariats poussés avec des éditeurs américains (Mad Cave Studios, pour la création du label Amazing Comics) ou japonais (le label Vega avec Kadokawa). Le groupe Delcourt cherche aussi à revitaliser ses lignes jeunesse, pour prendre la relève de Légendaires vieillissants : « Collège Apocalypse est prometteur, mais il est trop tôt pour s'enthousiasmer, tempère François Capuron, directeur commercial. On expérimente, comme avec Armelle et Mirko, qui séduit les libraires, mais ce n'est pas évident. » Le groupe, qui vient d'être cédé à Editis à l'aube de ses 40 ans, doit aussi redynamiser sa marque Soleil, en nette perte de vitesse depuis le départ de plusieurs éditeurs chez Oxymore. « Nous allons mettre en œuvre une stratégie de redéploiement pour garder nos points forts et les amplifier. Cela passera par un renouvellement des équipes. »
Lutte sur tous les fronts
Côté roman graphique et non-fiction, la concurrence est sans doute encore plus âpre. « Le segment des one-shots, des récits longs, est très concurrentiel, et il faut encore mieux choisir ses titres pour tirer son épingle du jeu », note Agathe Jacon, directrice du développement de L'École des loisirs, dont la maison BD Rue de Sèvres s'enorgueillit d'une production raisonnée et qui ne compte pas sur un best-seller pour faire vivre tous les autres. Glénat veut de son côté accélérer sur le rayon des savoirs, jusqu'ici trop peu investi, reconnaît Benoît Pollet : « Il y a déjà du monde sur ce segment, c'est vrai, mais la bande dessinée a gagné une réelle importance dans l'accès à la connaissance. Il nous paraît important d'y jouer notre rôle et participer aux débats de société. » Si on l'ajoute aux récents entrants comme Bayard, Fayard ou Seuil, la bataille va encore s'intensifier. « Les quelques médias qui font vendre sont assaillis, et il est de plus en plus compliqué de s'y faire une place, constate Sébastien Gnaedig. Il nous faut, encore plus qu'avant, expliquer la raison d'être de nos livres. »
Cette lutte de tous les fronts pousse la plupart des éditeurs à maîtriser, voire à diminuer le nombre de sorties annuelles, mais ne les empêche pas d'innover. Milan surfe sur la vague webtoon en lançant YamYam, Petit à Petit se met au manga avec Kotadama, Dupuis goûte au polar avec Aire Noire. Fluide Glacial fêtera ses 50 ans avec une collection de grands classiques au prix attractif, tandis que Delcourt creuse son sillon dans le boy's love coréen qui donne de bons résultats. Steinkis proposera Aux confins, ligne de romans graphiques étrangers dirigée par Wandrille Leroy. Et Kana lance le magazine de créations Manga Issho, en coédition avec des partenaires allemand, espagnol et italien. Une telle créativité éditoriale n'est pas celle d'un marché qui se replie sur lui-même. Mais les plus fragiles, tels The Hoochie Coochie ou Rouquemoute, qui ont failli y rester en 2024, vont devoir encore rivaliser de débrouillardise pour survivre une année de plus. Une année où Astérix reviendra avec sa potion magique pour doper les chiffres...
Serge Ewenczyck : "Les éditions Çà et là vont devenir une Scop"
Les éditions Çà et là fêtent leurs 20 ans en 2025. Leur fondateur revient sur les montagnes russes que représente l'édition de bandes dessinées pour une petite maison indépendante, entre succès critiques et publics et années de vaches maigres. Et annonce, tout sourire, la transformation de sa structure en Scop.
L'année 2024 a marqué un recul pour beaucoup d'éditeurs. Pour Çà et là également ?
En 2022 et 2023, dans la foulée des deux Fauves d'or d'Angoulême consécutifs pour Écoute, jolie Marcia et La couleur des choses, nous avions doublé notre chiffre d'affaires par rapport à la moyenne de nos dix-sept premières années ! L'année 2024 a été celle d'un retour à la normale, mais plus rapide que prévu, avec la sensation d'avoir perdu tout le terrain gagné. Heureusement, La couleur des choses se vend toujours, et est devenue notre best-seller avec 66 000 ventes nettes, bien au-delà du précédent, Mon ami Dahmer et ses 38 000 exemplaires (hors poche). Mais la réalité du marché est que les livres se vendent moins bien, même avec de la presse et des prix, comme Walicho. On a presque l'impression que le seuil de 5 000 exemplaires, qui représentait un succès, est retombé à 3 000...
Vous avez toujours été très transparent, en diffusant publiquement les ventes et retours de l'année écoulée. Pourquoi cette démarche ?
Je trouve qu'il est important de dévoiler la réalité des chiffres pour montrer la réalité du marché, car cela a des répercussions sur toute la chaîne et sur la rémunération des auteurs. Tout le monde devrait savoir que la moitié des nouveautés se vend à moins de 1 000 exemplaires, que 80 % des albums n'atteignent pas les 5 000. On ne peut pas analyser le secteur si on ne regarde qu'Astérix ou L'Arabe du futur.
Pourtant, quand on voit l'affluence dans les festivals, comme au pourtant pointu BD Colomiers en novembre dernier, il semble que les lecteurs soient toujours là...
Oui, les salons fonctionnent, car ils constituent une activité culturelle en soi, et les lecteurs sont toujours très intéressés pour rencontrer les auteurs. Entre Angoulême, Saint-Malo, Formula Bula, la Fête de l'Humanité ou Colomiers - qui jouit du travail de fond de l'équipe toute l'année autour de l'édition indépendante -, les ventes en festivals représentent environ 10 % de notre chiffre d'affaires annuel. Mais c'est davantage la vente en librairie qui souffre, notamment dans les spécialisées et les généralistes de niveau 1, où se concentre notre public : les mises en place sont plus faibles, les réassorts moins rapides...
L'édition de bande dessinée, et notamment celle des indépendants, est-elle au début d'une crise ?
Le secteur est dynamique, avec de nouveaux entrants, de jeunes éditeurs talentueux, toujours plus de très bonnes BD d'une grande diversité, mais aussi des créations de librairies. C'est génial, mais ça participe à la surproduction. L'édition indépendante doit vivre avec ces effets secondaires. Elle est cependant paradoxalement mieux équipée pour surmonter les crises que les grands groupes qui ont des charges lourdes. Elle sait adapter ses modèles économiques et des outils d'appel à l'aide existent aujourd'hui. Là où il faut rester vigilant, c'est dans la concentration du secteur, où les gros sont rachetés par plus gros encore, au risque de déséquilibrer la chaîne...
Après 20 ans d'édition à avancer sur un fil, et alors que la maison a tangué dangereusement plusieurs fois, comment garder la foi en l'avenir ?
Quand tu es indépendant, tu es obligé de vivre dans le déni ! C'est pour cela que, malgré une année 2024 morne, on se projette sur 2026 et 2027, car on part du principe que les libraires vont continuer à nous défendre. On garde la même ligne : publier les livres qu'on aime, travailler avec les auteurs qu'on suit, en découvrir de nouveaux, et rester sur un rythme de onze sorties par an. Nous essayons aussi de sortir du monde anglo-saxon, de développer la création par rapport à l'achat de droits, et de viser un équilibre entre les auteurs et les autrices.
Le pari de la création est-il payant ?
Cela dépend toujours des auteurs et des livres, mais la reconnaissance et le succès d'Andi Watson, Mana Neyestani, Martin Panchaud ou Marcello Quintanilha sont très importants pour nous. Le Fauve d'or pour Écoute, jolie Marcia a eu un effet immédiat sur les ventes à l'étranger : nous avons cédé les droits dans une dizaine de pays, dont la Corée du Sud ou les États-Unis. Aujourd'hui, les cessions de droits peuvent représenter 5 à 7 % du CA.
Cet anniversaire des 20 ans passe aussi par un changement de structure pour Çà et là.
Jusqu'ici, Çà et là était une SAS dont je suis l'actionnaire principal, avec mon frère à mes côtés. Mais cela faisait quelque temps que le côté solitaire de cette position me pesait. J'avais besoin de partager la prise de décision. Alors je me suis dit qu'il faudrait profiter de nos 20 ans pour remettre à plat l'organisation de Çà et là : nous allons devenir une Scop, dont les quatre salariés auront chacun un quart des parts et des voix de la société. Je peux désormais partager les décisions avec Hélène Duhamel, qui est graphiste, directrice artistique et traductrice de la maison depuis 12 ans, Louise Fourreau, ancienne libraire, responsable des relations libraires et de la surdiffusion, et Marie Hornain, chargée de la communication et des relations extérieures. Associer plusieurs personnes, de sexe et d'âge différents, c'est aussi l'occasion de faire évoluer un peu la ligne éditoriale. À 55 ans, ce n'est pas une façon de laisser la main : je suis toujours pleinement impliqué, mais je partage tout. Cette perspective m'enchante.
La maison du bonheur de Pauline Mermet
Déjà éditrice phare chez Dargaud, Pauline Mermet vient de s'y construire son label rien qu'à elle : Charivari. « J'avais l'envie d'une capsule plus petite, pour encore mieux promouvoir les œuvres et leurs auteurs, tout en bénéficiant de l'assise de Dargaud, qui reste ma maison. » Sa ligne éditoriale sera variée, autour de 10 à 12 sorties annuelles : des fictions volontiers intimistes (avec Florence Dupré la Tour, Jean Harambat...), de la non-fiction privilégiant le reportage subjectif sur un temps long (avec pour fer de lance Mathieu Sapin, et ses immersions dans le ministère de l'Intérieur et sur le chantier de Notre-Dame) et des grandes aventures pour la jeunesse, tels le très réussi Foudroyants par Mathieu Burniat et Kerascoët. « Je sais qu'il est compliqué d'imposer des univers jeunesse, mais je veux prendre ma part dans le défi de faire lire les enfants, appuie l'éditrice. Surtout, je souhaite leur proposer des séries qui leur donnent de l'espoir. »