Nos temps difficiles. On l'appelle Demon Copperhead à cause de ses cheveux roux, qui rappellent la robe cuivrée des copperheads, ces vipères censées infester la vallée où il est né sous le nom de Damon Fields. « Notre petite vallée était pleine de vipères, c'est ce que disaient les caissières chaque fois qu'elles voyaient notre adresse sur les bons alimentaires de maman. [...] Les gens adorent croire au danger, tant que c'est toi qui risques ta peau, et eux qui disent bon courage mon p'tit. » Demon, c'est pour la malédiction. Celle d'être né d'une junkie, gisant inconsciente sur le sol en vinyle d'un mobile home au moment où son bébé prenait sa première inspiration, dans un monde qui déjà semblait ne pas vouloir de lui. « Je ne connais rien de plus horrible qu'une pensée de vieillard sur un front d'enfant » écrivait Balzac dans La comédie humaine. Adulte bien avant l'heure, Damon s'accroche à sa colère pour survivre aux manquements de sa mère, aux maltraitances de son beau-père, aux fantômes entourant la mort de son père dans un « sale accident ». La seule lueur perçant les ténèbres de cette vie virant « au merdier total » provient du mobile home voisin, celui du clan Peggot, où vit Matt, le meilleur ami de Damon. Ensemble, ils passent dans les bois « un nombre d'heures que t'imagines même pas », jusqu'à ce que l'« Oxy » fasse de Damon un orphelin de 11 ans.

« Ma nouvelle vie a démarré de bon matin avec ma nouvelle assistante sociale Miss Barks. Elle a remonté les stores et a dit, "Bonjour Damon. Nous t'emmenons à la maison." Pendant une fraction de seconde j'ai cru que j'en avais une, et que j'y allais. Quelquefois une bonne journée ne dure que quelques secondes. » Ballotté de foyer en foyer, Damon passe de la ferme de Mr Crickson, une « grosse baraque » ressemblant à celle du film d'horreur Amityville, à la maison des McCobb qui, « jamais au grand jamais », n'auraient imaginé « s'abaisser à prendre un enfant placé ». Le vent semble tourner quand Damon est pris en charge par Coach Winfield, un entraîneur qui entend faire de l'adolescent son « bœuf de premier choix ». Jeune espoir de l'équipe de football de son école, Damon se découvre un talent, entrevoit un avenir, jusqu'à ce qu'une blessure brise son élan. Sur l'ordonnance, un mot familier, Oxycontin, qui transforme une consommation récréative en addiction. « C'était prescrit légalement, tente-t-il de se rassurer. Donc rien à voir avec une drogue. »

À l'automne 2022, Barbara Kingsolver confiait au New York Times qu'elle n'avait pas pour habitude de parler aux morts. Lors d'une tournée en Angleterre en 2018, elle tombe néanmoins sur la maison dans laquelle Dickens a rédigé son chef-d'œuvre, devenue un bed and breakfast où elle réserve une chambre. En s'installant dans le bureau de l'écrivain, l'idée d'une réécriture de David Copperfield dans une Amérique en proie aux opioïdes s'impose à elle. Le résultat est à la hauteur de l'ambition : rarement dévore-t-on six cents pages comme une centaine, plus rarement encore s'attache-t-on ainsi à la voix d'un héros de fiction. En un roman, Barbara Kingsolver dit le mépris de classe, l'enfance maltraitée par des services sociaux dépassés, l'inégalité fondamentale découlant de l'étoile sous laquelle on naît. Non content de proposer un divertissement de premier choix, On m'appelle Demon Copperhead, couronné par le prix Pulitzer de la fiction 2023 (en même temps que Trust d'Hernan Diaz), est un livre précieux sur l'actualité : à travers les péripéties de son héros, il alerte sur l'un des pires fléaux auxquelles nos sociétés sont confrontées.