Passion pas simple. Aussi curieux que cela puisse paraître, il n'est pas interdit de considérer que l'amour, plus précisément la passion amoureuse, est l'impensé du champ littéraire contemporain. Que reste-t-il de lui, d'elle, dans ce champ de bataille où s'épanouit le romanesque aujourd'hui, plus volontiers traversé par les problématiques sociales, voire les généalogies incertaines ou endeuillées ? Toutes choses auxquelles l'altière solitude du « ni avec toi ni sans toi » de l'amour échappe puisque l'on sait depuis toujours ou au moins depuis le Barthes des Fragments d'un discours amoureux que ce dernier ne se laisse pas encager par quelque formule mathématique que ce soit, par quelque approche éditorialisante du réel. Bref, la passion est plus ou moins aux abonnés absents de l'actualité éditoriale, ne faisant son retour que de loin en loin, même si brillamment − chez Maria Pourchet (Feu, Fayard, 2021), Pauline Delabroy-Allard (Ça raconte Sarah, Minuit, 2018) ou Emmanuelle Richard (Pour la peau, L'Olivier, 2016) par exemple.

C'est du côté de celles-là qu'il faut aller chercher ce qui fait tout le prix de L'unique objet de mon regard, le déchirant et audacieux premier roman d'Aurélie Lacroix. Ce serait donc l'histoire d'une femme qui aime. Qui aime, qui s'égare, qui se trompe, qui aime encore, qui s'exaspère, qui voyage, qui prend bravement la direction des petits chemins qui mènent à sa folie, qui n'en dort plus, qui aime toujours et plus du tout. La narratrice du livre et E. − c'est elle, l'unique objet de son regard − se sont connues à la sortie de l'adolescence. Suivront quinze ans. Un battement de cœur. Une éternité. Un éblouissement et l'horreur d'une profonde nuit. Les deux amantes (notons au passage que la romancière, en ces temps d'assignations identitaires, ne revendique jamais ce récit queer en tant que tel) ne parviennent pas à transgresser ce qui les sépare, pas plus qu'à accepter la joie de ce qui les réunit. Le désir, le plaisir, n'y pourront rien. Et la narratrice, bien que protégée par un environnement familial et amical profondément bienveillant, va peu à peu lâcher prise jusqu'à devoir être internée. L'amour fou, et après ? Et après un livre, une œuvre qui se dessine déjà, celle d'Aurélie Lacroix, tout en fulgurances et en paradoxale maîtrise romanesque.