Cinq heures 50 du matin. Simon Limbres se réveille pour rejoindre ses potes Christophe et Johan. Ils prennent la camionnette du père de « Chris », rencard avec les vagues. En ce glacial début d’année, la mer est bonne au pays de Caux, idéale pour une « session » de surf. Combinaison, planche, tout est prêt : let’s go ! Les Trois Caballeros ou encore les Big Wave Hunters chevauchent les lames, défient la houle. Le jour se lève, et c’est déjà fini. Ils retournent au « van », tous devant, Chris au volant, à ses côtés Johan et Simon. Simon est au milieu.
Dès les premières pages de Réparer les vivants, Maylis de Kerangal nous plonge dans l’univers des surfeurs avec leur jargon « incrusté » d’anglais. C’est Corniche Kennedy (Verticales, 2008), cette histoire de « petits cons » zonant sur le littoral marseillais, transposé du côté des falaises cauchoises. Mais l’auteure de Naissance d’un pont (Verticales, prix Médicis 2010) n’entend faire ni redite ni variation, et coupe court aux aventures de ces « chasseurs de grosses vagues ». Chris perd le contrôle du véhicule. Accident, Samu, et sort scellé pour le passager du milieu non ceinturé. Simon est en état de mort cérébrale. La vitalité initiale tourne à la tragédie. Drame des parents : Marianne et Sean confrontés au coma irréversible de leur fils. Dramaturgie du petit théâtre hospitalier. Maylis de Kerangal dépeint avec une acuité formidable les gestes et les enjeux de ces dramatis personae en blouses blanches ou vertes : Pierre Révol, le médecin-chef ; Thomas Rémige, l’infirmier de réanimation ; Cordélia Owl, la nouvelle du service… Mais la vie a beau virer au cauchemar, elle palpite encore - c’est le cœur de Simon qui bat, Simon quoique mort cérébral toujours branché à une machine. C’est là que Kerangal retourne la situation, transcende son atrocité et y injecte de l’espérance, dans la longue nuit des parents luit une flammèche, certes, incapable de ranimer leur enfant mais susceptible de donner un sens à sa mort : le don d’organes. Rémige est chargé de demander l’autorisation. Sans mauvais jeu de mots, c’est le cœur du roman, un noyau dur qui attire à lui avec une force centripète la constellation de récits de vie des autres personnages. Rien n’est facile, cela en devient fascinant. On ne laisse pas d’admirer la finesse de ces scènes où l’infirmier essaye de faire accepter au père et à la mère et le deuil et le don. Marianne, hébétée par la douleur, intègre la notion de générosité suggérée par l’infirmier. Sean, dévasté lui aussi, regimbe et ne veut pas que son fils soit « dépecé ». Ailleurs à Paris, à la Pitié-Salpêtrière, on attend un cœur. Le cœur de Simon qui, de concert avec celui de Juliette, son premier amour, a battu la chamade, ce cœur qui prolongera la vie de Claire Méjan souffrant de myocardite. Délicatesse de la peinture en grisaille de ceux qui restent. Chez Kerangal, entre le réel et sa perception, il y a des mots, beaucoup de mots, une écriture à la fois ample et précise. Décrire la surface du monde faute d’en saisir jamais la fuyante vérité. Ou est-ce ça la vérité, cette surface, notre seule profondeur ? Sean J. Rose