Naufragé volontaire. Il est presque étonnant qu'un brillant touche-à-tout comme Antoine de Caunes n'ait jamais jusqu'ici publié de bande dessinée (à l'exception de quelques gags dans le magazine Rigolo en 1983-1984). Il franchit aujourd'hui le pas en compagnie du scénariste et dessinateur Xavier Coste, à qui l'on doit des projets ambitieux et réussis comme l'adaptation de 1984 et l'invention de sa suite, Journal de 1985 (Sarbacane, 2021 et 2024). Pour son premier album, Antoine de Caunes revient sur un épisode oublié de la vie son père, le journaliste et pionnier de l'audiovisuel français Georges de Caunes.

En septembre 1962, celui qui mène alors sa carrière tambour battant éprouve le besoin de « revenir à l'essentiel ». Il décide de partir un an sur une île inhabitée des Marquises, Eiao, pour « vivre la vie d'un naufragé ! Ressentir son désespoir, sa solitude ! [Se] confronter à la nature, aux éléments... » Ce faisant, il laisse derrière lui sa famille, dont Antoine, 8 ans, qui vit cette séparation comme un véritable abandon. Avec son chien Eder pour seul compagnon, Georges de Caunes passe ses journées à lutter contre la chaleur et les moustiques, tenter de faire pousser d'hypothétiques légumes, tuer les moutons qui infestent Eiao. L'expérience se révèle extrêmement difficile, moralement et physiquement. Le soir, il raconte tout cela dans une émission de radio diffusée en France. Antoine l'écoute fidèlement. Au fond de son lit, le garçon, à l'imaginaire nourri d'histoires de pirates, angoisse. « On communiquait chacun sur notre îlot de solitude », résume Antoine de Caunes. Au bout de quatre mois, à bout de forces, Georges de Caunes est rapatrié sur ordre d'un médecin.

Plus de soixante ans après, Xavier Coste et Antoine de Caunes tirent de cette aventure un album magistral et bouleversant. Puisant dans les souvenirs d'Antoine, les retranscriptions des émissions de radio de Georges et surtout le journal qu'il a tenu sur l'île, le récit alterne la parole du père, qui dépeint son quotidien, et celle du fils, qui témoigne de ce qu'il ressentit à l'époque.

Les auteurs s'autorisent ici un dialogue imaginaire entre le père et le fils, là une séquence onirique, et offrent quelques anecdotes savoureuses ou touchantes, et des astuces de mise en scène comme les apartés milouesques d'Eder. Dans les textes, empreints de poésie et de mélancolie, on retrouve avec plaisir l'humour unique et la verve malicieuse d'Antoine de Caunes. Magnifié dans quelques doubles pages spectaculaires, le trait vif, rehaussé de couleurs lumineuses de Xavier Coste se prête aussi bien aux paysages écrasés de soleil qu'au visage marqué de Georges. Réflexion sur la solitude, le sens de l'existence et les rapports filiaux sous de faux airs de récit d'aventure, Il déserte est par-dessus tout une superbe déclaration d'amour et d'admiration d'un fils à son père.