L'écrivain japonais du XXe siècle le plus connu hors de l'archipel nippon est sans conteste Mishima, autant par ses livres que par sa personnalité sulfureuse : la notoriété du dandy provocateur culmina avec un seppuku, l'auto-éventrement rituel des samouraïs. Si son maître et ami Kawabata eut une fin moins spectaculaire - un suicide au gaz au bord de la mer -, l'oeuvre du prix Nobel de littérature 1968 est également disponible en traduction : des nouvelles de jeunesse, La danseuse d'Izu, à son chef-d'oeuvre romanesque, Pays de neige, en passant par ses fictions courtes, Récits de la paume de la main, la majeure partie est parue chez Albin Michel. Comme en avant-goût du Salon du livre de Paris dont l'invité d'honneur sera cette année le Japon, la maison de la rue Huyghens publie un inédit de l'auteur des Belles endormies. Roman inachevé, publié en feuilletons dans la revue Shinchô entre 1964 et 1968, Les pissenlits possède tout le charme de son écriture en "clair-obscur" (pour reprendre la formule de Cécile Sakai dans un essai consacré à l'écrivain) (1) : une écriture alliant l'ellipse psychologique à l'acuité visuelle. C'est que les motifs traditionnels japonais (beauté des choses qui passent) trouvent chez cet écrivain de l'ambiguïté une expression d'une modernité absolue. Les obsessions de l'auteur hantent ses textes : orphelin dès l'âge de 3 ans, Kawabata connaîtra une succession de deuils qui marquera sa vision du monde - un irrépressible sentiment de solitude que ne pallie guère la sensualité.
Inéko est placée dans un asile, dans la région de Kobe. Son amant, Hisano, et sa mère l'ont accompagnée. Au retour de l'hôpital psychiatrique, une discussion se noue entre l'amant qui s'opposait à l'internement et la mère qui jugeait trop périlleux de laisser sa fille vaquer à ses occupations. Inéko est atteinte d'un trouble qui l'empêche de voir le corps de la personne qu'elle a en face d'elle. Ainsi, sur fond de paysage égayé par la vivacité des tanpopo (au Japon, les pissenlits sont de jolies fleurs solaires), se déploient secrets et souvenirs de la mère et de l'amant : Inéko est inconsolable de la mort de son père qu'elle a vu tomber de cheval ; c'était souvent lorsqu'ils faisaient l'amour que le corps d'Hisano se dérobait au regard de la jeune femme.
Auréolé d'une étrangeté surréaliste, ce roman mérite sa place dans la bibliothèque des trésors inachevés, entre Les âmes mortes de Gogol et Armance de Stendhal.
(1) Cécile Sakai, Kawabata, le clair-obscur, PUF, 2001.