Une enfant gâtée. « Notre maison devint un refuge pour toutes sortes de personnes dans la tourmente. Qu'ils soient en train de mourir du sida, de fuir un parent maltraitant ou un conjoint abusif, qu'ils soient aux prises avec la pauvreté ou la spirale infernale des troubles bipolaires, les gens venaient s'installer chez nous. Ces nouveaux venus suscitaient mon émoi, ma curiosité ; ils cristallisaient mes pensées, mes émotions. Je me prenais d'affection pour eux à force de passer devant les chambres où ils dormaient ou bien pleuraient. » Voilà, c'est ça, ce monolithe stupéfiant de beauté malaisée qu'est Tout Rien Quelqu'un, le premier livre d'Alice Carrière, une fête en larmes sur fond de « s'en fout la mort ». Résumons l'affaire. Alice Carrière est la fille de Jennifer Bartlett, figure de l'art contemporain américain des cinquante dernières années, et de Matthieu Carrière, acteur germano-français aux langueurs durassiennes. Ce n'est manifestement pas rien. Dans le grand immeuble new-yorkais en guise de cour des miracles où elle grandit (en Allemagne également après la séparation, bien sûr tumultueuse, de ses parents), la petite Alice sera comme laissée à elle-même, à la confusion des sentiments et des désirs dont elle est la proie. « J'étais partagée entre deux mondes, tout aussi anarchiques l'un que l'autre : il n'y avait pas de règles chez mon père, car les règles non seulement ne nous concernaient pas, mais étaient de toute façon faites pour être enfreintes ; il n'y avait pas de règles chez ma mère, car il ne lui était jamais venu à l'idée d'en édicter. » Conséquence de ces champs du possible trop largement ouverts, une enfance et une jeunesse entre angoisses et hypersensibilité, entre établissements psychiatriques et sentiment de dissociation d'avec soi-même et le monde. La souffrance (Alice est encore une enfant lorsqu'elle commence à se scarifier) est traversée de moments de pure épiphanie. Et si la jeune femme est « dérangée », c'est parce que sa vie tout entière est un dérangement considérable.
Alice Carrière raconte tout cela avec une sorte d'élégante impavidité, une ironie qui relève de l'understatement. Cela a justement permis à Bret Easton Ellis d'évoquer à son propos et à celui de son écriture l'influence de la grande Joan Didion (qui faisait, parmi beaucoup d'autres, partie des visiteurs du soir de Jennifer Bartlett...). En tout cas, le lecteur n'est pas près d'oublier ni son sourire d'enfant perdue ni sa grâce d'écrivaine retrouvée.
Tout Rien Quelqu'un
Flammarion
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Clothilde Meyer
Tirage: 3 000 ex
Prix: 24 € ; 384 p.
ISBN: 9782080460653