Des yeux et un sourire immense , c’est ainsi qu’ils nous ont accueillis. Comment les appeler ? Les « saints », ils écartent le mot d’un geste. Les « survivants » ? Ils préfèrent les « témoins » . Ce sont les deux derniers moines de Tibherine, leurs sept autres frères ont eu la tête tranchée en 1996 par des terroristes algériens du GIA, à moins que ce ne soient par d’autres groupes encore plus mystérieux, mais c’est la haine qui a parlé. On (les autorités françaises) a dit qu’ils auraient mieux fait de partir devant les menaces (« mais les habitants leur demandaient de rester, partir aurait été un contre témoignage », note un proche), on (certaines autorités religieuses) a dit qu’ils l’avaient bien cherché, on a tout dit et surtout bien des bêtises, le frère Jean-Pierre, 83 ans, et le frère Amédée, bientôt 88, ont voulu revenir au Maghreb et Notre-Dame de l’Atlas, leur petite communauté rejointe par quelques autres moines a passé la frontière de l’Algérie au Maroc pour s’installer à Midelt. Je voulais venir à Midelt pour deux raisons : pour un livre et pour un ami. Le livre c’est les Sept dormants publié par Actes Sud, une pure merveille. Un artiste algérien, Rachid Koraïchi, a voulu ce livre comme un hommage à ses hôtes (le titre renvoie à la légende des Sept dormants d’Ephèse que célèbrent ensemble musulmans et chrétiens). L’éditeur a demandé à sept grands écrivains, John Berger, Michel Butor, Hélène Cixous, Sylvie Germain, Nancy Houston, Alberto Manguel et Leila Sebbar, d’écrire chacun un texte sur un des moines martyrs. Ces écrivains pour la plupart ne sont pas chrétiens, voire même « croyants », mais leurs mots sont profonds, religieux en ce qu’ils relient ces hommes à tous les hommes. Et par cette collaboration entre arabes et français ils ont, tous ensemble, donné la réponse la plus forte qui a été faite, de mon point de vue, à cette sombre stupidité du « Choc des civilisations » qui de guerre en Afghanistan en guerre en Irak, avant -qui sait ?- guerre en Iran poussent « chrétiens et musulmans » à des affrontements sanglants quand les deux communautés reconnaissent un dieu unique et des religions du Livre. Loin, très loin de ces crétins qui poussent sous toutes les latitudes au nom de leur amour de Dieu et de la haine des hommes. Je suis allé aussi à Midelt accompagner un ami, frappé par bien des douleurs et qui a retrouvé là l’harmonie. Il voulait m’y emmener et n’a pas eu beaucoup à insister pour que je l’y suive. La sobriété des offices, la beauté du Salve Regina face à une icône de la vierge, mais aussi la chaleur de l’accueil ont fait le reste. Nous nous sommes retrouvés après bien des années, notre enfance a refleuri comme un amandier au printemps. Cela ne m’a pas étonné mais j’ai été frappé, comme trente ans plus tôt en Amérique latine, par l’extraordinaire vivacité d’une église ouverte, n’ayant pas peur de son ombre, sans la moindre arrogance. C’est la présence discrète, attentive, généreuse de chrétiens en pays musulmans qui m’a redonné l’espoir qui me fuyait depuis longtemps. Tant qu’il y aura des hommes ainsi… Les sœurs qui partagent le monastère de Notre Dame de l’Atlas avec les moines ont créé un atelier de broderie et de tapis. Mais surtout elles ont installé au cœur de cet atelier le texte complet du Code du travail, versant aux ouvrières assurance maladie et cotisation pour leurs retraites. Les moines partagent joyeusement chaque jour à 10h le casse croûte avec leurs ouvriers agricoles. Ici, pas prosélytisme, pas de tentative de conversion. Dans une autre région, nous avons rencontré des bonnes sœurs habillées comme des marocaines, foulards noués dans les cheveux, longues robes de couleurs qui tiennent des dispensaires, prescrivant même la pilule dont Rome ne veut pas entendre parler. Il est vrai que certaines de leurs amies et voisines en sont à leur quinzième accouchement. Ailleurs encore, certaines accompagnent les plus pauvres des plus pauvres, les berbères, ces nomades qui luttent avec le froid du Haut Atlas et la chaleur du désert sous la tente. A Oujda j’ai rencontré le père Joseph ( ça ne s’invente pas !), curé sans ouailles ou presque, infatigable lutteur contre la misère et l’injustice, polygraphe à ses heures. Il vient de publier Une marche en liberté (éditions Maison neuve, 15 avenue Victor Courier Paris 5 e ). L’occasion de découvrir une image de l’immigration bien loin de ce qu’on nous sert ici. Le Camerounais, Jean-Paul Dzokou-Newo, qu’il a interrogé, n’est ni pauvre ni inculte, c’est un rêveur qui rêve de la France. Devenu « land people », il va traverser un continent qui ne se résume pas à un désert, découvrant que l’Afrique est une et que ses semblables véhiculent les mêmes clichés que les blancs (le Nigéria est dangereux, le Niger magnifique, le Sahara interminable, etc). Certains parlent français, anglais ou arabe, certains parlent des langues africaines mais tous commencent à se comprendre dans la langue de l’exil. Et quand les « subsahariens » ont commencé à venir buter sur la Méditerranée, le père Joseph est monté les aider dans les collines qui entourent Oujda (distribution de couvertures, de nourriture) sans se laisser berner par les escrocs qui fleurissent chez les passeurs et même certains réfugiés. Pendant ce voyage au Maroc, je lisais des manuscrits et le dernier livre de Magyd Cherfi, l’ex-leader de Zebda. La trempe (encore Actes Sud) est bien dans la ligne du précédent Livret de famille que j’avais tant aimé. Quand j’ai découvert que le chanteur toulousain proche des trotskistes a fait ses devoirs d’enfants avec une religieuse, Sœur Marie-Madeleine (ça aussi ça ne s’invente pas), je n’ai pas pu retenir un sourire. Bon, je sens que vous me voyez venir. Alors va pour le sermon ! Au lieu de nous dire « étrangers », « immigrés », « voleurs », « racistes » et si nous nous reconnaissions frères. Pour un chrétien comme moi (il en est de bien meilleurs, mais vous m’avez sous la main), entendre le Notre père chanté en arabe à Midelt, ou la messe dite en hébreu à Jérusalem, il y a quelques années, ce sont des moments uniques qui chantent dans ma mémoire. Mais est-il besoin de cela pour s’engager contre le choc des civilisations et pour une politique de l’immigration généreuse ?

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