Tao, voilà une notion bien mystérieuse pour l’Occident. On sait que le Tao est lié à la Chine, qu’il est à la base d’un système de pensée - d’une religion qu’on a nommée sous nos climats "taoïsme" -, que son livre canonique s’intitule Tao Te King (en pinyin, la translittération officielle chinoise, Daodejing), le "classique de la Voie et de la Vertu", que ses grands sages sont Lao-tseu (Laozi) et Tchouang-tseu (Zhuangzi)… Mais tout cela reste quand même bien vague. Qu’est véritablement le Tao (Dao) ? Et que peut-il vouloir dire à nous autres esprits cartésiens, héritiers du logos grec ? "Voie" est d’ailleurs une traduction si peu satisfaisante qu’il est préférable de garder le terme originel chinois. Dao, c’est le cours naturel des choses, le flux qui traverse "les dix mille êtres" (wanwu), où s’enlacent et interagissent de manière "consubstantielle" le yin (le principe femelle) et le yang (le principe mâle). Au cœur de cette pensée, il y a une attitude à épouser : celle du wuwei, le "non-agir", traduit encore par "nonchaloir" (Jean Levi) ou "pas de zèle" (Pierre Ryckmans, alias Simon Leys).
Se tenir de plain-pied dans sa vie et à l’écart du brouhaha des affaires, s’inscrire dans le paysage en s’y laissant porter, c’est ce à quoi nous invite le beau livre de Patrice Fava, L’usage du Tao. De l’Ardèche, où le sinologue s’était retiré, à la Chine, où il habite aujourd’hui, ces pages nous transportent et nous initient en souplesse à des notions étrangères par des ponts inédits. L’essai a des allures de relation de voyage, intérieur, poétique, qui emprunte les circonvolutions de la rêverie littéraire et artistique (Malcom de Chazal, Saint-John Perse, Balthus). Ce fin connaisseur de l’empire du Milieu ne renie pas les figures de la modernité, occidentale : Foucault, Deleuze, Baudrillard, au contraire. "Le retour aux mystiques orientales n’est que la cerise sur le gâteau, mais ce n’est qu’au prix de ce décentrement, de ces déterritorialisations successives, que l’on peut échapper à la dictature des uns et des autres, habiter le monde d’une manière plus complice." L’usage du Tao est le contraire de l’ouvrage de self-help. Si "développement personnel" il y a, il s’agit surtout de "décentration" comme dirait Teilhard de Chardin, de se déployer mais sans l’ego restrictif - une intime dilution dans le Vide et le silence qui en est la muette mélodie. S. J. R.