Si Montaigne nous dit "que philosopher c'est apprendre à mourir", >les voies qu'on emprunte pour faire cet apprentissage ne sont pas forcément les sentiers battus des grands thèmes de la philosophie. La mort, certes, mais également l'être, le néant, le temps... A tous ces concepts, François Poirié a préféré "dix thèmes délaissés" : la promesse, la dette, le compliment, la négligence, l'indécision... Reflétant la sensibilité éclectique de l'écrivain né en 1962, auteur aussi bien de livres pour enfants que d'un essai sur Levinas (La Manufacture, 1987) ou d'un très beau portrait de Delphine Seyrig, Comme une apparition (Actes Sud, 2007), A la lisière est un essai de philosophie buissonnière. Ces questions orphelines, censément mineures, ne sont évidemment pas si éloignées des questions majeures qui préoccupent tout philosophe, elles en sont toutes imprégnées : la promesse n'est-elle pas toujours obombrée par la mort qui menace et empêcherait qu'elle s'accomplisse ? Et la lassitude s'englue dans l'épaisseur du temps qui n'est autre que l'ennui de l'être. Seulement, François Poirié n'adopte pas tant la méthode de Descartes que celle de l'herbier : il collectionne et enchevêtre souvenirs personnels ou de films, citations d'auteurs et réflexions intimes pour étayer sa pensée. Les fantômes ou plutôt les anges qui traversent ces variations sur la marge sont des philosophes, mais beaucoup des poètes, des écrivains : Valéry, Michaux, Ingeborg Bachmann, Duras ; des cinéastes : Godard, Resnais... Les analyses de Poirié se déploient, délicates, à la manière de caresses. Rien de sec ni d'abstrait, l'auteur nous épargne la grandiloquence des majuscules. Quand il parle de la gêne, il évoque le corps, cette enveloppe charnelle, à la fois notre bonheur et notre difficulté d'être au monde, et qui forme avec nous "ce faux couple uni pour la vie". Quant à la lassitude, elle est tout entière résumée dans l'interjection au milieu du vers mallarméen : "La chair est triste, hélas, et j'ai lu tous les livres." "Ce n'est pas la mort, mais une somnolence, un glissement vers le désastre, presque rien." Quoi de mieux pour illustrer la négligence que ces quinze mille morts de soif parce que pauvres durant la canicule de 2003.
L'anecdote, loin d'être superficielle, nourrit le propos, et l'enfance clôt l'essai ou, à l'inverse, l'ouvre : "L'enfance comme promesse absolue, croyance inexprimable, confiance sans faille ; on donne tout. On reçoit tout." Ouverture - bonté, car malgré le fil de la mélancolie qui lie ces pages, c'est bien la leçon qu'a retenue le disciple et ami d'Emmanuel Levinas : "Les personnes ne sont pas l'une devant l'autre, elles sont les unes avec les autres autour de quelque chose. Le prochain, c'est le complice." Que philosopher, c'est apprendre à aimer.