"Ne me secouez pas, je suis plein de larmes. » Chacun s'en va sur le chemin de sa douleur, répétant en guise de bréviaire, de viatique consolateur, cette belle phrase d'Henri Calet. Son chagrin à lui, Adam Contreras n'a pas de mots pour s'en défaire. La trentaine largement égarée, habitant une petite ville de province récemment et durement touchée par de meurtrières inondations, licencié économique de son entreprise de maintenance d'éoliennes, il n'a pu retrouver d'autre travail que celui de manutentionnaire. Il a une femme, Anna, une enseignante qui semble préférer aux joies de la vie conjugale celles du militantisme syndical. Il a aussi un pavillon de banlieue, un chien, qui lui tient compagnie. Et un fils, Martin, qui, si l'on tient compte de ce qui précède, est finalement tout ce qu'il a. Tout ce qui le ramène à la vie dans le monde désert qui est le sien. Et les jours passent comme ça : tristement, doucement. Jusqu'à celui, atroce, du plus grand chagrin possible ; d'une douleur si forte qu'elle annihile toute perception et vous expulse à jamais de tout, de tous et de vous-même.
Cette tragédie d'une âme solitaire, c'est L'homme arrêté, le premier roman de Sébastien Amiel (après un inaugural et très prometteur recueil de nouvelles, Presque rouge, publié en 2009, déjà à L'Olivier). C'est un tour de force en ce sens que le naturalisme s'y fait léger, le pathétique discrètement évocateur. Ce serait un peu comme si les personnages de Carver avaient fait souche en un coin perdu de France et y passaient leur temps à écouter des chansons de Dominique A, à lire des livres de Dominique Fabre... L'émotion chez Amiel se nourrit d'un hyperréalisme fiévreux, d'une attention extrême portée aux décors : entrepôts d'usines, friches industrielles, brasseries en déshérence, entrées et sorties de villes... C'est la France des "invisibles", telle que définie en une désobligeante formule par l'actuelle campagne électorale, qui est dépeinte en ces pages. La France des petits destins et des gros chagrins. Alors, si la qualité d'un livre se mesure à l'intensité de l'émotion qu'il fait naître, L'homme arrêté est un grand et beau roman.