Pour un historien, vouloir circonscrire le bonheur revient à courir après le vent. Et lorsqu’il cherche à l’apercevoir dans l’un des pays les plus dépressifs de la planète - le nôtre - la gageure devient vite mission impossible. Pourtant, il y a quelques indices pour repérer ce sentiment de bien-être : les livres consacrés au sujet, les romans à l’eau de rose, les films populaires, les recueils de citations, etc.
Pour ce premier livre tiré de sa thèse, Rémy Pawin a exploré ce matériel inédit. Sur les traces d’Alain Corbin, il dessine le paysage du bonheur en France et montre comment il a été perçu. Car le bonheur, c’est d’abord le sentiment qu’on en a. Les critères objectifs comme le travail, le logement, la famille ne suffisent pas à délimiter ce territoire immatériel.
De la conception qu’en ont les penseurs à celle des syndicalistes, le bonheur apparaît comme un art plutôt qu’une science, un bricolage personnel dans lequel entrent des matériaux très composites. Jusque dans les années 1970, le bonheur a même un côté petit-bourgeois, et d’ailleurs les communistes ne l’emploient guère. Les représentations de la vie heureuse sont soumises aux aléas du temps, de la conjoncture et du sentiment qu’une société renvoie aussi d’elle-même. On a ainsi souvent confondu la consommation avec la perfection, c’est-à-dire l’avoir avec le bien-être.
De cette enquête serrée, assez universitaire tout de même dans sa forme comme dans son écriture, Rémy Pawin en vient à dépasser l’idée des « Trente Glorieuses » émise par l’économiste Jean Fourastié. Il lui oppose celle des « Treize heureuses ». Pour lui, la France a connu l’apogée de la vie heureuse durant ces années 1962-1975, c’est-à-dire après la guerre d’Algérie jusqu’à la crise liée au premier choc pétrolier.
Si ce livre ne fait pas des Français la peuplade des gens heureux, il met bien en évidence combien cette notion floue de bonheur est présente dans la société. Aujourd’hui, la question est moins d’être heureux au travail que d’en avoir un. On voit bien ainsi comment les politiques ont abandonné cette dimension sociale, cette idée neuve, comme disait Saint-Just, qui considérait que l’Etat devait aussi se charger de rendre les gens heureux.
Dans une France qui continue à surconsommer des psychotropes et à déprimer dans les enquêtes d’opinion, la vente des ouvrages de développement personnel ou de méthodes pour trouver le bonheur continue sa progression. L’étude de Rémy Pawin explique les conditions qui ont permis une certaine forme de félicité durant treize ans. En cette période de morosité où le leitmotiv serait le gainsbourien « fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve », son livre ne peut que redonner un peu d’espoir. Il ouvre en tout cas un champ historiographique vierge.
L. L.