Il y a de la générosité chez André Comte-Sponville. Celle de vouloir faire partager ses lectures, ses engouements, son savoir. C’est son côté prof de librairie - comme il y a des profs de lycée. Dans son Dictionnaire philosophique (Puf, 2013), il nous ouvrait sa boîte à outils conceptuels. Cette fois, il nous parle des penseurs qui l’ont inspiré et vers lesquels il revient souvent. Il les a classés dans un registre qui va Du tragique au matérialisme. Mais, à la différence de la vie, la philosophie est un voyage aller "et retour", d’où cet ajout au titre.
L’auteur du Traité du désespoir et de la béatitude (Puf, 1984 et 2011) nous invite à feuilleter le grand album de cette sagesse qui ne renonce pas au bonheur, mais le trouve dans le tragique. "Quoi de plus tragique que d’attendre indéfiniment le bonheur pour demain, et la mort pour plus tard ?" Vivons heureux en attendant la mort, comme le conseillait Desproges. Nous voilà donc parti dans vingt-cinq chapitres, textes de colloques, interventions ou articles dispersés qui retrouvent ici une juste cohérence.
De L’ecclésiaste à Marcel Conche, qui fut son directeur de thèse, en passant par Montaigne, Pascal, Spinoza et quelques moralistes tragiques comme La Rochefoucauld, La Mettrie, Vauvenargues ou Nietzsche, ces études éclairent son cheminement personnel dans l’histoire de la philosophie et justifient son engagement. "Assumer jusqu’au bout le tragique, c’est tenir ferme à la fois sur la valeur de la vie et sur l’inéluctabilité de la mort." Dans sa copieuse introduction et dans sa conclusion, André Comte-Sponville clarifie ses fréquentations métaphysiques et circonscrit les notions de tragique et de matérialisme. Il voit le tragique comme "le contraire de ce qu’on espérerait" et le matérialisme comme une attitude qui consiste à "ne pas se raconter d’histoires", selon la formule d’Althusser dont il fut proche à Normale sup.
"Si un philosophe a le choix entre une vérité et un bonheur, il n’est philosophe, ou digne de l’être, qu’en tant qu’il choisit la vérité. Mieux vaut une vraie tristesse qu’une fausse joie." La philosophie, pour l’auteur du Petit traité des grandes vertus (Puf, 1995, Points, 2014), n’a rien à voir avec le développement personnel. Elle est une discipline exigeante, pas un sédatif ou un euphorisant.
A sa manière, toujours claire et précise, André Comte-Sponville rappelle que le tragique fait partie de la condition humaine puisque le réel n’a que faire de nos espoirs. Nous sommes condamnés non pas au dérisoire des regrets mais à savourer la chance d’être né. L. L.