Dans les années 1920, en une décennie après la saignée de 14-18, la France a accueilli plus de 1,3 million d’étrangers. Parmi eux, des Arméniens, les uns venant du Caucase reconquis par l’Armée rouge, les autres d’Anatolie après avoir été chassés par les Turcs. Ces deux populations se retrouvent en France, à Paris notamment où la cohabitation relève du télescopage. Les réfugiés antibolcheviques privilégient les quartiers chics et russifient leurs noms. Ils rejoignent la petite communauté aisée qui s’était installée avant la Grande Guerre. Ceux qui viennent de l’Empire ottoman choisissent la banlieue ou les endroits plus populaires. Les autorités françaises se montrent d’ailleurs plus sourcilleuses sur les ressources financières de ces nouveaux venus. Sur eux, on calque des stéréotypes que l’on retrouve sous la plume raciste d’un Rebatet dans les années 1930 et sous l’Occupation. Pour l’heure, constate Anouche Kunth, les deux communautés s’ignorent.
Plus illustrer cette rupture violente que constitue l’exil et cette rencontre difficile de groupes humains rejetés hors de leur territoire, l’historienne s’appuie sur des itinéraires qu’elle repère dans les mémoires ou dans les archives, notamment celles de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). Parmi eux, on retrouve celui d’Henri Troyat (Lev Tarassoff) qui met davantage en avant son identité russe pour percer en littérature que ses deux parents d’origine arménienne, ou le dramaturge Arthur Adamov (Adamian) qui quitte vite Paris pour Bourg-la-Reine parce qu’il n’a pas assez d’argent.
Dans ce livre passionnant tiré de sa thèse, et dans une langue claire, la jeune auteure chargée de recherche au CNRS montre comment ces deux migrations se retrouvent et comment émerge de ces deux histoires différentes une conscience de la diaspora. Elle se fera autour du génocide de 1915 qui vient sceller la mémoire communautaire.
Le cas arménien confronte l’historien à une réalité mouvante, celle de l’exil. "Rien n’est joué à la sortie du bateau", note Anouche Kunth. En la lisant, on ne peut s’empêcher de songer à tous ceux qui n’arrivent jamais au port. L. L.