"Plus encore que son physique indien […]la chose qui constitue le cœur de son identité est la suivante : l’absence de maladie. Il n’a besoin ni de fauteuil roulant, ni de soins permanents ; il est seigneur et maître de son propre corps. Aussi fut-il d’abord l’enfant, puis le garçon, et maintenant l’homme sans maladie."
Plus inoffensif que Samarendra Ambani, il n’y a pas. Plus épuisant de vertu, non plus. Cet architecte suisse, d’origine indienne par son père, érige la neutralité chère à son pays natal au rang des beaux-arts. Il vit plus ou moins avec sa mère, auprès d’une sœur atteinte d’une maladie neuro-dégénérative dont l’issue fatale, si elle ne fait aucun doute, se fait attendre… Il a une petite amie qui, hormis pendant l’amour, consacre l’essentiel de son temps à se faire oublier. C’est le genre d’homme qui est sincèrement touché d’apprendre qu’il compte un nouvel ami sur sa page Facebook… Ces hommes-là ne devraient pas, sans doute, se frotter au vaste monde, à l’altérité du réel. Mais la proposition qui est faite à Samarendra (qui préfère se faire appeler Sam) de participer à un concours pour construire un opéra à Bagdad (à la demande d’un mystérieux mécène irakien amoureux de Puccini) est de celles qu’un architecte digne de ce nom ne saurait refuser. Tant pis pour lui…
Chacun sait après Marx que "l’Histoire est une tragédie qui se répète comme une farce". Celle de Sam, cet Homme sans maladie qui donne son titre au nouveau roman du Néerlandais Arnon Grunberg, sera une farce qui se transformera peu à peu en tragédie. Grunberg, dont c’est sans doute l’une des œuvres les plus accomplies et les plus ambitieuses, compose un requiem tordu, d’une noire ironie pour une innocence fracassée. L’aspiration naïve de son héros égaré à rajouter de l’harmonie au monde est désormais caduque. Voici venu le temps des assassins.
Olivier Mony