La mère de l'auteur de Moby Dick aurait ajouté le « e » final au patronyme de son mari à la mort de ce dernier. Herman est né Melvill, comme son père Allan. Cette modification donnait une allure française, une espèce de panache, à une famille qui avait, de toute façon, ses quartiers de noblesse américains. Côté maternel, Melville descend des tout premiers colons néerlandais de New York et, côté paternel, est de vieille souche bostonienne. Sans doute la veuve voulut-elle tromper les créanciers d'un époux ruiné qui l'a laissée avec huit enfants à élever et une montagne de dettes ? Il s'agit juste d'une hypothèse, ce changement orthographique reste un mystère, comme cette relation entre le père et son fils puîné, et dont traite le roman de Rodrigo Fresán, Melvill.
Passé maître en métafiction, l'écrivain, né en 1963 à Buenos Aires et vivant depuis une vingtaine d'années à Barcelone, n'oublie pas les paysages mentaux et littéraires de sa native Amérique australe. L'auteur d'Histoire argentine s'inscrit dans la tradition du dédale borgésien et des arborescences infraréalistes d'un Roberto Bolaño. Son nouvel ouvrage nous raconte un fils qui raconte son père. C'est Melvill par Melville. La mise en abyme est le portrait en creux d'un homme déjà parti avant de partir. Herman, qui n'a reçu en legs de feu son paternel que deux tableaux le représentant, ne voit pas dans ces traits un piètre homme d'affaires : le futur auteur de Pierre recompose l'image d'une figure sublime, l'effigie d'un gentleman cosmopolite - le « Jeune Aristocrate Dilapideur ». Allan Melvill meurt des suites d'une pneumonie contractée en traversant l'Hudson gelé à pied une nuit de décembre 1831. Allan souhaitait monter sa propre entreprise, il s'était rendu à New York. Il en revient fiévreux et dément. Son cadet consigne ses délires de moribond. « Ce roi rêvé sans trône (et, une fois encore, précisons qu'il n'est pas nécessaire que quelqu'un pose les bases d'une science rêveuse servant à décoder les rêves pour le deviner) est le père dans les songes du fils comme dans celui du père ce rêve à deux têtes. » Fresán tient le timon d'une embarcation romanesque où l'on voyage en compagnie du père et du fils entre biographie et fiction. Le texte lui-même est innervé de commentaires du narrateur, irrigué de toutes sortes de récits exégétiques, notes de bas de page envahissant la page. Melvill senior rêve d'aller de l'autre côté de l'océan, en Europe : « [...] Moi qui n'ai fait jusqu'à présent que tourner en rond autour d'un petit espace provincial. J'ai brisé les chaînes de l'attraction gravitationnelle de cette orbite si commode parce que connue. » La mort interrompt le projet d'évasion mais trace des lignes de fuite. Et le blanc de la glace sur laquelle Allan a marché de devenir la virginité de la page sur laquelle l'œuvre d'Herman va se déployer.
Melvill Traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon
Seuil
Tirage: 3 000 ex.
Prix: 23 € ; 352 p.
ISBN: 9782021502220