"Enchanter la société"
Roger Chartier, historien et professeur au collège de France, absent ce lundi 22 juin à Lille, a toutefois présenté son point de vue sur la question dans une vidéo diffusée au début de la table ronde. "La librairie et le libraire ont des fonctions et des rôles bien particuliers", a-t-il rappelé, illustrant son propos par le récit d'un dialogue entre deux jeunes hommes et un libraire dans la comédie La Galerie du palais de Corneille. Il a poursuivi : "Le libraire a un rôle de guide accompagnateur pour le lecteur, mais aussi d'initiateur de dialogue. Car ce qui caractérise et distingue la librairie, c'est sa capacité à être un lieu de sociabilité et un espace public".
Plus globalement, le monde de l'imprimé représente, pour Roger Chartier, le voyage et la découverte. La librairie, "dans laquelle on rentre pour acheter un guide de voyage sur Florence et d'où l'on ressort avec de la poésie", en est ainsi l'incarnation. Trois fonctions de la librairie la font ainsi, selon lui, subsister face aux marchands en ligne : "celles de l'apprentissage du maniement de la culture écrite, celle de la surprise et de l'émerveillement, et celle de l'échange de la parole à partir de l'écrit".
C'est en rappelant l'importance de la librairie dans la vie de la cité, et les difficultés que rencontrent les libraires, notamment dans les coûts des loyers et des transports, que Rocher Chartier a terminé sa présentation, en appelant à des réponses de la part des pouvoirs publics.
Le métier de libraire : "mettre des miettes sur la table"
Olivier Bomsel, professeur d'économie à Mines Paris Tech, a ensuite pris la parole : "Contrairement à Internet, la librairie est un lieu de "monstration", dans lequel on trouve, on montre, on donne à voir et on émiette la culture". Le rôle du libraire ? "Mettre des miettes sur ses tables". "Jamais un algorithme ne remplacera un libraire", a-t-il lancé, paraphrasant le discours, quelques heures auparavant, de Fleur Pellerin.
"D'une certaine façon, le livre numérique est propice au récit, rapide et factuel, que l'on lit en entier et que les Américains nomme le "story telling"", a expliqué Olivier Bomsel, devant un auditoire attentif. "Quant au livre physique, il est le lieu du mystère, où l'on désoriente et où on met en scène. Il n'est pas fait pour être lu de A à Z". D'après l'économiste, le numérique ne remplace pas le livre, mais il le hisse au rang de "monument". Les deux formats se complètent et permettent des médiatisations différentes.
La librairie, un village dans la ville
Emmanuelle Lallement, ethnologue spécialiste des espaces marchands urbains a clos les discussions : "Dans la ville, fille du commerce et de l'échange, la librairie peut être vue comme le dernier commerce indépendant". "La librairie, face aux sphères numériques et face à un univers marchand fortement uniformisé, reste encore un monde où il y a des vendeurs, non remplaçables par des machines".
La boutique de livre physique demeure ainsi un "espace de commerce au sens noble du terme, qui produit une consommation "enchantée", malgré une dimension économique fortement présente". "La librairie est autant un symbole qu'un producteur de localité. Lorsqu'on rentre dans une librairie, on est plus qu'un client, on est un lecteur", a expliqué Emmanuelle Lallement.