Avant-critique Essai

Pierre Zaoui, "Beautés de l'éphémère. Apologie des bulles de savon" (Seuil)

Pierre Zaoui - Photo © Jérôme Panconi

Pierre Zaoui, "Beautés de l'éphémère. Apologie des bulles de savon" (Seuil)

Le philosophe Pierre Zaoui célèbre les bulles de savon, dont il fait un symbole et motif d'une philosophie de l'esprit d'enfance et du pur don.

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Par Sean Rose
Créé le 12.03.2024 à 09h00

L'apesanteur et la grâce. « Bouteille » signifie dans la langue du XVIIe siècle l'une de ces petites ampoules d'eau qui se forment à sa surface lorsqu'elle bout ou quand il pleut. Autrement dit, une manière de bulle. Ainsi Chassignet dans son sonnet la compare-t-il à nos jours : « Qu'est-ce de votre vie ? une bouteille molle / Qui s'enfle dessus l'eau, quand le ciel fait pleuvoir / Et se perd aussitôt comme elle se fait voir, / S'entre-brisant à l'heurt d'une moindre bricole [...] » L'auteur latin Varron disait déjà : « homo est bulla », l'homme est une bulle. La formule sera reprise par Érasme. À l'âge baroque, la bulle est un motif de l'éphémère de notre existence. À côté du genre pictural de la vanité, ces compositions de fleurs épanouies et de fruits mûrs avec un crâne pour nous rappeler que nous n'avons qu'un temps, se développe l'iconographie de l'homo bulla : une sorte d'angelot potelé qui souffle des bulles de savon. Dans la gravure de Goltzius de 1594, le bambin est accoudé à une tête de mort avec à ses pieds l'inscription : Quis evadet ? « Qui lui échappe ? »

Du graveur hollandais susmentionné à Rembrandt, à Chardin, à Manet... les artistes n'ont cessé de décliner le thème de l'enfant jouant à faire voler des petites boules de vide. Bulles qui nous renvoient à notre humaine condition : fragile, flottante, vouée au néant... Et dans le même temps, simple plaisir de la contemplation, indicible grâce faite de rien. C'est un jeu de pauvre, souligne en introduction Pierre Zaoui dans Beautés de l'éphémère. Apologie des bulles de savon. Et l'auteur de La traversée des catastrophes (Seuil, 2010) de passer au tamis de l'argumentation stoïcienne, épicurienne, sceptique la métaphore de la bulle de savon. Chaque fois, non pas pour disqualifier cette frêle sphère emplie d'air mais pour tirer de sa fragilité même une leçon de vie. Le stoïque dit que l'objet de nos désirs est vain, mais la bulle ne figurerait-elle pas, du fait de sa précarité, la sagesse de celui qui est capable de « vivre chaque instant comme s'il était le dernier » ? Pour l'épicurien, la vanité est du côté du présomptueux qui s'imagine tromper l'ennui en s'inventant d'absurdes divertissements, mais les bulles, par leur esthétique naturelle, n'enseignent-elles pas au contraire la voie des plaisirs modestes ? Le sceptique juge la bulle instable, mais l'incertitude de la bulle en suspens ne trahit-elle pas cette vérité selon laquelle tout jugement vrai se doit d'être suspendu - « ne pas s'enthousiasmer comme l'enfant mais ne pas non plus mépriser comme le philosophe dogmatique » ?

Aussi Pierre Zaoui propose-t-il de ne penser la bulle plus tant comme emblème de notre vaine carrière terrestre (encore moins comme exhortation à se préparer à un hypothétique ciel post-mortem) que comme symbole de l'esprit d'enfance s'amusant d'un rien- cette pure joie d'admirer pour rien. « Rien » ne se réfère plus ici à la vacuité d'honneurs bien peu pérennes ni à l'absurdité d'existences avec date de péremption, mais à la gratuité du don, gracieuse présence qui jubile d'être au monde et s'émerveille de son spectacle.

Pierre Zaoui
Beautés de l'éphémère. Apologie des bulles de savon
Seuil
Tirage: 4 500 ex.
Prix: 19 € ; 176 p.
ISBN: 9782021558852

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