Dans Les désarçonnés, septième volume précédant Vie secrète, "le noyau" de cet "océan" que forme Dernier royaume, le motif du cheval est récurrent. Cet animal nous rappelle notre liberté, regimbant devant l’esprit ovin du groupe, dût-il parfois nous mettre à terre. Dans le neuvième volume, Mourir de penser, Pascal Quignard fait référence au chien. Fidèle parmi les fidèles, il ne se laisse tromper ni par les illusoires apparences ni par le passage des ans. Argos est le seul à reconnaître son maître Ulysse de retour à Ithaque. Le héros aux mille tours avait pourtant pris soin de se grimer en mendiant. Mais son vieux chien sait que c’est bien lui. Quignard cite l’Odyssée : "Enoèsen Odyssea eggus eonta. Mot à mot : Il pensa "Ulysse" dans celui qui s’avançait devant lui." Et revient sur cette formulation : "Ainsi le premier être qui pense dans Homère se trouve être un chien parce que le verbe "noein" (qui est le verbe grec qu’on traduit par penser) voulait dire d’abord "flairer". Penser, c’est renifler la chose neuve qui surgit dans l’air qui entoure." Voilà que la pensée se retrouve du côté de l’intuition, tel un énième sens du corps, tâtant cette chose devant soi à la fois nouvelle et qui rappelle une vérité très ancienne. Une chose si vraie qu’elle tue. Argos flaire, "pense" Ulysse et meurt. Ce tome 9 de Dernier royaume traite de la pensée et de la mort qui lui en est indissociable. Penser a moins à voir avec la philosophie qu’avec une certaine manière de vivre le deuil de la séparation. Penser, c’est combler ce trou qu’a laissé l’abandon premier de la mère : dès qu’on naît, on meurt, penser c’est compenser ce mourir. Les anecdotes abondent : la mort soudaine du sinologue Marcel Granet alors que le gouvernement de Vichy lui proposait le poste de l’ethnologue Marcel Mauss déchu parce que juif ; le burn-out de saint Thomas d’Aquin renversant son encrier et déclarant que sa Somme laissée inachevée n’est que "de la paille !". Et comme toujours beaucoup d’érudition : l’auteur distingue entre "noème" (contenu de pensée) et "noèse" (opération de pensée). Si la pensée selon Quignard ne se réduit pas à la théorie, il semble mal aisé de lire cet ouvrage qui lui est consacré sans quelques notions. S. J. R.
