Cet automne, avec Une partie rouge, récit, impeccable et glaçant, à la manière très "capotienne", "d’anthropologie familiale" autour du meurtre d’une femme, tante de l’auteure, les lecteurs français ont découvert Maggie Nelson. Si ce livre était sans doute, de tous ceux qu’a écrits cette essayiste, poétesse et critique d’art américaine, le plus immédiatement "accessible", ce n’est pourtant paradoxalement pas celui qui lui valut la reconnaissance la plus large. Il a fallu pour cela attendre la parution des Argonautes, phénomène "hype" de librairie aux Etats-Unis (plus de 50 000 exemplaires vendus), porté aux nues par ce que tout le pays, et au-delà, compte d’éminences critiques : la presse bien sûr, mais aussi l’incontournable arbitre des élégances qu’est la comédienne Emma Watson, ou le grand Karl Ove Knausgaard.
De quoi s’agit-il ? Avant tout, et c’est la première des raisons de ce succès moins inattendu qu’il n’en a l’air, d’une histoire d’amour. Celui qui unit l’auteure, qui se croyait jusqu’alors vouée à la solitude, à l’artiste conceptuel transgenre Harry Dodge. C’est "love at first sight", et en route pour la joie. Le sexe est divin, l’amour infini ; les amours en fait, puisque Harry a déjà un enfant de trois ans et que Maggie, après avoir fait l’apprentissage du plaisir d’être belle-mère, tombe bientôt enceinte d’un futur petit Iggy. Bien sûr, si tout est évident, rien n’est jamais aussi simple dans le meilleur des mondes "hétéro-normés". Maggie refuse par principe, par hygiène, toute assignation à résidence, et Harry se définit comme "gender fluid". Dans un monde en proie à toutes sortes d’aspirations contradictoires, entre crispations identitaires (le récit par Maggie Nelson de son mariage dans une improbable et délabrée chapelle d’Hollywood est à cet égard hilarant) et appels d’air vers plus de liberté, c’est l’écriture qui va offrir à Nelson sinon une résolution, du moins une "mise au propre" du brouillon fécond qu’est devenue sa vie. Manière de Fragments d’un discours amoureux queer, Les Argonautes se reposera d’ailleurs autant sur elle, sur cette expérience du sensible, que sur les lectures fondatrices de l’essayiste, Winnicott, Butler, Sontag - à laquelle la forme impure de ce livre ne peut que faire songer -, Deleuze ou donc Barthes. En ces temps où ils sont enfin sérieusement interrogés, c’est le couple, la parentalité, le désir et bien sûr le féminin qui sont ici malmenés en beauté. Kafka écrivait qu’il fallait faire "un bond hors du rang des meurtriers". Avec ce livre, Maggie Nelson s’y emploie de la plus juste et la plus belle des manières. O. M.