Tout a commencé en 1977, quand le jeune et timide Olivier Bétourné, 26 ans, fils de bonne famille passé maoïste en mai 1968, comme bien d'autres, décide de devenir lecteur dans une maison d'édition. Par hasard, c'est le Seuil qui l'accueille, en la personne de Michel Winock. Il fait quelques piges pour L'Histoire. Et puis, en dépit de certaines divergences politiques, il est engagé l'année suivante, comme assistant de Jacques Julliard. Un certain Claude Durand venait de quitter la prestigieuse maison de la rue Jacob. Ces deux-là se retrouveront plus tard, chez Fayard. Olivier Bétourné va demeurer au Seuil jusqu'en 1992, puis partir chez Fayard, où il restera jusqu'en 2006. « Les huit premières années, explique-t-il, furent les plus belles de ma vie, jusqu'à l'affaire Renaud Camus, où la maison fut chahutée. » Ensuite, après un passage de trois ans chez Albin Michel, il revient au Seuil en 2009 pour en prendre la tête. Retour aux sources, et accompagnement de métamorphoses, d'abord au sein du groupe La Martinière, puis lors du rachat par Média-Participations. Olivier Bétourné quitte le Seuil en 2018, après avoir organisé sa succession. Mais il siège toujours à son conseil d'administration et, en tant qu'« éditeur extérieur », s'occupe encore de certains auteurs, comme Jérôme Fourquet.
Historien de formation, « conservateur de papiers », comme il se définit lui-même, Olivier Bétourné a gardé toutes les archives de ses quarante années de vie éditoriale et tout noté, retranscrivant même à chaud certaines conversations importantes, voire houleuses, comme avec Claude Cherki, ex-PDG du Seuil (1989-2004). Cette aventure, il ne pouvait pas ne pas l'écrire. Alors, après avoir hésité à créer sa maison, et en attendant un grand projet de fondation, il s'est lancé dans la rédaction de ces mémoires vives, en ne mettant jamais « [s]on drapeau dans sa poche ». Et c'est Philippe Rey, intéressé par le projet depuis le début, qui les publie, « parce que ce n'était pas possible au Seuil, ni chez aucun concurrent du Seuil. Un éditeur indépendant, c'est parfait », commente l'auteur. Celui-ci ne compte pas s'arrêter là : il projette, pour 2023, un livre sur la Révolution française, nourri d'archives inédites. Olivier Bétourné a la passion de l'histoire et de ses sources, le respect de la littérature et l'admiration pour les écrivains, dont Julien Green, à ses yeux « le plus grand », qu'il a eu le privilège de coudoyer durant des années : « L'expérience la plus inouïe de ma carrière. »
Au Seuil, en 1978
« Du passé de la maison, nous ne parlions jamais. Quelques allusions feutrées à Claude Durand en comité, un mot échangé avec la silhouette tout juste entraperçue de Jean Lacouture, au détour d'un couloir, et c'est tout. Il faut dire que Paul Flamand présidait toujours la réunion d'information du vendredi, que Jean Bardet surgissait périodiquement au 57, tout plein d'une mission qui ne souffrait pas d'attendre, quand d'autres "anciens", comme Jacqueline Lesschaeve aux droits étrangers, tenaient encore fermement les rênes de leur service : la fin des temps héroïques, ce ne serait pas pour tout de suite.
En tout état de cause, il m'apparut très vite que la forme politique que prenaient nos débats était directement héritée du temps des fondateurs, que le parlementarisme qui dominait nos réunions de comité n'était que la forme abâtardie de la "communauté" des origines. Car le Seuil, c'était fondamentalement une communauté. »
Sollers s'en va, 1982
« La nouvelle du départ de Sollers m'attrista. Je ne le connaissais pas bien, mais ce que je savais de la revue, de l'esprit « ultramontain » qui l'animait en littérature, des brouilles à mort qui avaient ponctué sa jeune histoire, le côté mousquetaires du roi (la littérature) de ses servants, tout cela me plaisait. Et je me souviens du bref coup d'œil que, systématiquement, je lançais à l'étage aussitôt franchi le porche du 19 pour m'assurer que l'équipe de Tel quel était bien là. Comme pour me rassurer. Et cette image de Marcelin Pleynet debout près de la fenêtre, quelques papiers en main, suis-je le seul à l'avoir toujours en mémoire ? C'est elle, exactement, cette image reconduite, que mes yeux désiraient retrouver. Comme un besoin de Tel quel dans l'univers aseptisé d'une littérature d'occasion. »
Dans la famille de Julien Green
« De quoi parlions-nous, semaine après semaine ? De la vie d'autrefois, de son fils, de ses angoisses, de la mort, des personnages de ses romans, de littérature (Hawthorne, Kafka, Dostoïevski, Maritain), de la foi, des amitiés passées. De la sexualité aussi. De son homosexualité, bien sûr. De son Journal, dont il souhaitait que l'intégralité fût publiée vingt ans au moins après sa mort : il recelait des scènes crues, sauvages à l'occasion, me dit Éric, et Julien ne voulait ni compromettre les vivants ni s'exposer sur ce terrain. La sexualité, il n'en faisait pas mystère, orientait toute son œuvre, il serait bien temps un jour de laisser le public entrer dans la fabrique des plaisirs.
Éric m'accueillait, puis il quittait la pièce où nous nous trouvions tous les trois réunis avec beaucoup de tact, prétextant telle tâche urgente, sans rien dire qui pût me mettre mal à l'aise vis-à-vis de lui. Il aimait son père, il fit tout pour lui jusqu'au dernier moment, Julien lui devait de bien belles années et il en était pleinement conscient. Grâce à Éric, l'espérance jusqu'au bout. »
La trajectoire de Claude Durand
« Pour l'heure, Claude quitte le Seuil puisque Paul Flamand a fait un autre choix que lui pour la succession, et qu'on lui refuse maintenant son autonomie éditoriale. Chez Grasset, où il entre en 1978 comme directeur général, il vit un deuxième échec : trop de crocodiles dans le marigot de l'autre maison de la rue des Saints-Pères - outre lui-même, Jean-Claude Fasquelle, Françoise Verny et Bernard Privat, le patron d'alors. Fasquelle l'emporte contre Durand, condamnant le dernier arrivé à un nouvel exil. C'est Fayard qui échoit alors à Claude.
Mais quand il prend possession des lieux, en 1980, la maison est en bien mauvais état. Jean-Claude Lattès, le patron d'Hachette, lui a donné trois ans pour la redresser, convaincu qu'il n'y parviendra pas.
Claude en mettra deux. Dans un contexte difficile, il multiplie les bonnes fortunes, au premier rang desquels Le défi mondial (1980) de Jean-Jacques Servan-Schreiber, un héritage qu'il aura su faire magnifiquement prospérer. Mais il ne pardonnera jamais à Fasquelle, jamais non plus à Jean-Claude Lattès qui a cherché à se débarrasser de lui. »
Portrait du maître par son disciple
« Il y a Claude-le-ferrailleur. Mais l'autre visage du personnage, c'est bien le séducteur. Et Claude n'était jamais si beau que lorsqu'il revenait des Saintes, ces îles caraïbes où il passait traditionnellement le mois de décembre. Chacun(e), dans la maison, courait admirer son bronzage au retour (en plein hiver à Paris, un bronzage si brun sur une peau mate fait vraiment forte impression), c'était une tradition, on s'exclamait, son assistante diffusait la bonne nouvelle au téléphone à l'heure des premiers rendez-vous (et, pour les favori[te]s, les premiers déjeuners) : « Il a vraiment une de ces mines, cette année ! »
L'univers de Claude, c'était d'abord les femmes. Madeleine, Janine, Françoise, Régine, Christiane, Irène, Julia, et j'en oublie. Claude régnait avant tout sur un monde féminin, et il en tirait une légitimité d'autant mieux ancrée que la présence de certaines d'entre elles dans la maison avait précédée sa propre installation rue des Saints-Pères.
Sa bonne fée, tout le monde le savait, avait été sa "chère" Simone, et le parfum de séduction que chacune se plaisait à respirer autour de lui entretenait, mois de janvier après mois de janvier, retour des Saintes après retour des Saintes, le mythe du jeune chevalier servant de Casque d'or. »
Le Seuil change de main, 2017
« Le mardi 22 août, retour de vacances, je rejoignis Hervé (de La Martinière) dans son bureau pour une première séance de travail. J'apportai le document que j'avais préparé en Italie, et que j'avais intitulé : "Projet 2017-2020. Document de travail 1, août 2017." J'y esquissai un projet de fusion-intégration des deux maisons. J'en remis un exemplaire à Hervé qui, en retour, me tendit son propre devoir de vacances : l'organigramme des sociétés du groupe et la ventilation des effectifs par entité. Et c'est à l'instant même où nous procédions à cet échange qu'il m'annonça... la vente de son groupe à Média-Participations, en me demandant de tenir l'information confidentielle pendant quelques semaines.
J'étais abasourdi. Mais pourquoi donc m'avait-il engagé, quelques semaines plus tôt, à réfléchir au rapprochement des deux maisons ? Je le comprendrais bientôt : à l'évidence, la vente du groupe La Martinière à Média-Participations n'était pas son option prioritaire. C'était celle, en revanche, des Wertheimer [actionnaires principaux du groupe, NDLR]. Hervé avait tenté de construire une hypothèse alternative pour les convaincre de poursuivre l'aventure avec lui. En vain, cette fois : il faut dire qu'ils avaient déjà beaucoup donné. La page, pour eux, était définitivement tournée. »
La vie comme un livre
PHILIPPE REY
Tirage: 4 000 ex.
Prix: 25 € ; 592 pages
ISBN: 9782848768304