Dimanche 1er avril, la bibliothèque de la zone à défendre (Zad) de Notre-Dame-des-Landes, baptisée le Taslu, fêtait le premier anniversaire de son installation dans l’étable de la Rolandière, point d’accueil et d’information de la Zad, et de l’emblématique phare qui lui est accolé, inauguré lui aussi il y a un an.
Sébastien Lecornu, secrétaire d’Etat auprès du ministre de la Transition écologique et solidaire, ayant déclaré que seuls les agriculteurs avec un projet agricole en règle pourraient rester sur la zone, la fête était placée sous le signe de "l’agriculturel". Certains livres avaient été renommés pour l’occasion, La pelle de la forêt ou 50 nuances d’engrais. La traditionnelle chasse aux œufs avait été remplacée par une chasse aux polars, des ouvrages cachés dans la forêt avoisinante.
Quelques jours auparavant, Livres Hebdo visitait cette bibliothèque, représentative de celles qui fleurissent désormais presque systématiquement au cœur des grands mouvements de contestation d’Occupy Wall Street, entamé à New York en septembre 2011, à Nuit debout en France en 2016 (voir l’interview page suivante).
Dons et prêts
"L’idée d’une bibliothèque est née en septembre 2016, explique Antoine, qui fait partie de la dizaine de personnes qui s’occupent de la bibliothèque, et qui nous fait ce jour-là la visite. Au départ, il s’agissait de rassembler les livres des uns et des autres qui circulaient." Tous les sympathisants sont alors invités à donner des livres ou à en laisser en dépôt avec la possibilité de les récupérer ultérieurement, selon leur souhait. "Nous aimerions que cette bibliothèque se donne les moyens d’approfondir un certain nombre de thématiques qui se dessineront selon les passions de celles et ceux qui s’impliqueront dans le Taslu, expliquait le collectif au moment du lancement du projet. Plus nous serons nombreux à y participer, plus cette bibliothèque grandira, ressemblera à la Zad et aux questions qui la traversent". Le 8 octobre 2016, les manifestants qui participent à la Marche des bâtons sont invités à apporter un livre qu’ils considèrent comme particulièrement important. Certains arrivent avec des caisses entières, et la bibliothèque hérite de plusieurs centaines d’ouvrages, auxquels s’ajouteront des dons d’éditeurs.
Au premier étage de la Rolandière, les collections de la bibliothèque du Taslu sont rangées selon un classement "maison". La section Territoires en bataille (Pays basque, Corse, Palestine) y occupe évidemment une place de choix. Mais le visiteur peut aussi piocher parmi les essais de sciences humaines, les livres sur l’écologie, le cinéma, la navigation (à cause du phare) ou encore les romans et les bandes dessinées qui, comme dans toute bibliothèque, font partie des ouvrages les plus prisés.
Logiciel libre
La bibliothèque dispose d’un catalogue informatisé, sur un logiciel libre, bien sûr. Elle est ouverte trois après-midi par semaine et les lecteurs peuvent emprunter trois documents pendant un mois. Les prêts sont juste notés sur un cahier, vérifier l’identité et l’adresse des lecteurs n’étant pas le genre de la maison. "On n’est pas regardant, ici, tout repose sur la confiance", confirme notre guide.
Fin mars, en cet après-midi pluvieux, trois jeunes militants se sont donné rendez-vous au rez-de-chaussée de la Rolandière et discutent âprement, serrés sur le canapé devant leur ordinateur portable. Au premier étage, la bibliothèque, quant à elle, est déserte. "C’est très fréquenté le dimanche, affirme Antoine. On y voit des zadistes, mais aussi des sympathisants venus de Nantes, des voisins, des curieux qui se sont arrêtés pour jeter un œil. Une grand-mère peut y côtoyer un type pieds nus."
Les rencontres culturelles mensuelles remportent généralement un vrai succès. En février, Eric Vuillard, lauréat du prix Goncourt en 2017 pour L’ordre du jour, est venu se livrer à l’exercice de la rencontre-débat. La fin de la trêve hivernale le 31 mars réactive les risques d’expulsion qui pèsent sur les quelque 300 habitants de la Zad suite à l’annonce le 17 janvier dernier par le gouvernement de l’abandon du projet d’aéroport. Une perspective qui n’inquiète pas Antoine: "Des gendarmes en train de jeter des livres, cela donnerait une drôle d’image."
Denis Merklen: "Le livre est un appui à la mobilisation"
Pour Denis Merklen, sociologue spécialiste des pratiques politiques des classes populaires et auteur de l’ouvrage Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques ?, celles-ci permettent aux militants d’élaborer leur propre intelligibilité du monde.
Denis Merklen - On peut penser que cela tient à la nature fortement contestataire de ces mouvements qui ressentent le besoin de créer des cadres alternatifs à ce qu’ils perçoivent comme la voix dominante, et qui éprouvent souvent une grande méfiance vis-à-vis des institutions, des médias et même d’Internet. Ces bibliothèques leur permettent d’élaborer leur propre intelligibilité du monde, de construire un point de vue à partir de l’écrit, comme c’était le cas autrefois des bibliothèques syndicales ou pour la classe ouvrière. Cette démarche suscite aussi souvent la création de blogs, de réseaux ou de sites d’information critiques.
Il y a souvent dans ces mouvements une présence importante de militants appartenant à une gauche assez radicale, pour lesquels la lecture est un pilier essentiel de la mobilisation. Ces militants ont une forte socialisation culturelle, parce qu’ils ont fait des études universitaires, ou parce que leur engagement les a amenés à des lectures pour former leur conscience politique. Ils s’inscrivent dans une tradition politique où le livre constitue une partie importante du "commun", pour reprendre un langage qui leur est familier.
Oui, cela n’est pas surprenant. Cela correspond à la tradition des bibliothèques populaires, hautement valorisées dans ces mouvements politiques car elles constituent un accès à la culture et aux loisirs ouvert à tous. Cette mission est très bien remplie par les bibliothèques publiques qui, en revanche et c’est normal, ne remplissent pas le rôle de soutien culturel et intellectuel à la lutte.
Dans les incendies qui ont touché des bibliothèques il y a quelques années, il est évident que l’une des questions qui leur était adressée était "Etes-vous avec nous ou avec "eux"?", c’est-à-dire avec les représentants du pouvoir. On ne peut pas demander à une institution de demeurer neutre, en dehors d’un espace socialement et politiquement bouleversé. Il faudrait évoluer vers un modèle qui permettrait aux bibliothèques de faire entrer les débats dans leurs murs, en endossant une implication politique plus importante. Mais cela n’est pas possible dans les conditions actuelles et conduirait probablement à un bouleversement important de la profession.
Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques ?, Presses de l’Enssib, 2013.
