Sans qu’il s’explique lui-même pourquoi, Frédéric Vitoux a toujours été fasciné, hanté, par Henry J.-M. Levet (1874-1906), au point d’intituler Cartes postales son premier roman (publié chez Gallimard en 1973 grâce à Raymond Queneau). C’est la partie la moins inconnue du recueil posthume des Poèmes de Levet, paru en 1921 à La Maison des amis des livres, chez Adrienne Monnier et Sylvia Beach, par les bons soins de Léon-Paul Fargue, l’"ouvrier d’art", qui avait été l’un des rares amis de Levet durant sa bohème montmartroise, et de Valery Larbaud qui, lui, n’avait pas connu le jeune homme, mais, après avoir découvert son œuvre, s’en est fait l’inlassable propagandiste.
Aussi, en 2015, Vitoux s’est-il lancé dans une longue enquête, un peu comme on part en pèlerinage, sur les traces de Levet, à la fois littéraire et biographique. Une gageure, car, de la vie du garçon, mort à 32 ans de la tuberculose, à Menton, dans les bras de sa mère, on ignore pratiquement tout. Il n’a publié de son vivant, en 1897, que deux minces plaquettes, Le drame de l’allée (cinq poèmes parus dans Le Courrier français en 1896) et Le pavillon ou La saison de Thomas W. Lance : petit poème cultique (six poèmes parus dans la revue L’Aube quelques mois auparavant). Quant à son bref parcours terrestre, on n’en sait guère plus. Parce que Levet excellait à brouiller les pistes, à fabuler : effectua-t-il même ce long voyage aux Indes, qui lui ont inspiré quelques strophes des sonnets de Cartes postales, et sur quoi il annonçait vouloir écrire un long roman, L’express de Bénarès, jamais rédigé, ou perdu ? Quant à ses parents, ils ont brûlé, après sa mort, tous les documents en leur possession : lettres, manuscrits, papiers… Comme s’ils avaient voulu faire disparaître à jamais quelque douloureux secret.
D’où cette hypothèse de l’enquêteur sur l’homosexualité de Levet, laquelle est très présente dans ses textes. Ainsi, en septembre 1895, publie-t-il une Ballade dédiée à Oscar Wilde, engeôlé à Reading, pleine d’insolence : "Laissez les enfants aux Lords-Maires/Et laissez Oscar en prison".
Avant qu’il ne se "range", ne renonce à l’écriture et devienne, pour faire plaisir aux siens, modeste consul à Manille puis à Las Palmas, carrière brisée par sa maladie, il y avait du rebelle chez Levet. Du Rimbaud, son modèle. Ce fils de député-maire républicain de Montbrison était un genre de punk de son temps, avec ses cheveux verts ou bleus, sa dégaine de dandy, ses provocations. Quant à son "no future", il en était parfaitement conscient.
Traitant de Levet, Frédéric Vitoux parle aussi de lui, et fait revivre son frère d’élection avec érudition, brio, et tendresse. Ses dix Cartes postales figurent à la fin du livre. Une merveille. J.-C. P.