C’est un livre drôle et terrible à la fois. Derrière l’absolue loufoquerie de certaines situations - Jesús Pastrana, le héros, tombe amoureux fou de Nazario alias Leslie, un travelo hystérique qui est en outre le frère jumeau de Lauro, le parrain impitoyable d’une des deux mafias locales -, Enrique Serna dépeint la situation politique, économique, sociale de son pays, le Mexique, sous un jour accablant et tout à fait réaliste, si l’on en croit les nouvelles qui nous parviennent de là-bas. Depuis 2014, l’année de la parution en espagnol de La doble vida de Jesús, non seulement rien n’a changé, mais tout semble s’être aggravé. Et pourtant, Jesús est arrivé au pouvoir, local il est vrai.
A l’origine et en apparence, notre homme est "un mystique de l’ordre et de la loi". Surnommé "le sacristain" par ses collègues, il tente, en tant que commissaire aux comptes de la mairie de Cuernavaca, capitale de l’Etat de Morelos, l’un des trois plus pauvres, corrompus et violents du Mexique, de faire régner l’honnêteté, n’hésitant pas à casser nombre de magouilles. Politiquement, il est membre du PAD, le parti au pouvoir dans l’Etat, adversaire juré du PRI, au pouvoir à Mexico depuis des décennies. Les élections municipales approchent. Il se présenterait bien. Mais il ne sera désigné - en fait autoproclamé - candidat de son propre parti qu’en commençant à se salir les mains, à tremper dans des combines de plus en plus louches, à recourir à des moyens de moins en moins catholiques. Il est pourtant croyant !
C’est peut-être parce que sa vie privée est plutôt rock’n’roll que ses idées s’élargissent. Malheureux en ménage avec Remedios, fille d’une riche famille qui le méprise, le quittera et, refusant d’abord de divorcer, tentera de le couper de leurs enfants, il se découvre homo, actif et même passif, et follement épris de sa Leslie, prostituée, junkie et cinglée, qui lui fait des scènes épouvantables et finira mal. Auparavant, il aura été victime d’une tentative de corruption puis de chantage, de cabales ignobles, et d’une proposition d’alliance de la part de Lauro, son truand de "beau-frère". Il passera même quelques jours en prison, interrogé de façon musclée par des policiers ripoux. Tout cela forge un caractère. "Le sacristain" se fait un peu voyou à son tour pour parvenir à ses fins, être élu maire, quitte à provoquer des violences et à désespérer ses rares amis, lesquels regrettent le fonctionnaire impeccable d’avant.
La fable est tragi-comique, féroce et, au final, pessimiste : tout pouvoir corrompt, même les âmes les mieux trempées. Et pas seulement à Cuernavaca. J.-C. P.