Il ne va jamais bien. Dès les premiers mots, Manuel Carcassonne se plaint d’un emploi du temps schizophrène et surchargé, d’un état de fatigue avancé, de sollicitations décuplées. « C’est la première fois de ma vie que je change de travail », dit-il. Il râle, mais ne boude pas son plaisir. A 48 ans, après vingt-deux ans passés chez Grasset, dont il était devenu directeur général adjoint, il sera, à partir du 1er juillet, directeur général de Stock où il succède à Jean-Marc Roberts, emporté par un cancer en mars dernier à l’âge de 58 ans.
Figure du milieu littéraire parisien, Manuel Carcassonne a ses détracteurs et ses défenseurs. Ceux qui vilipendent ses emportements, ses réparties cassantes, ses stratégies germano-pratines. Et ceux qui louent son intelligence cultivée, sa fidélité en amitié, sa proximité avec les auteurs, son sens des textes. Autant inquiet qu’impétueux, il admet tout de go son impatience, affirme s’être « calmé » et dit avoir un « rapport névrotique au temps » : « Je m’intéresse à beaucoup de choses, c’est très difficile car je suis constamment en manque de quelque chose. Je voudrais vivre plein de vies en même temps. » Devant tant de complainte et d’introspection, certains le comparent à Portnoy, le personnage de Philip Roth. « C’est familial, répond-il. Je viens d’une famille de juifs laïcs, très intégrés, mais de temps en temps, je larmoie. » Il est intarissable, mentionne au détour d’une phrase sa psy ou son rapport filial aux hommes plus âgés («J’ai perdu mon père très tôt, je m’en suis cherché partout ensuite »). Il donne sa notice du Who’s who et lance même sans ambages : « Essayez de faire quelque chose d’un peu original. J’en ai marre de ce côté boy-scout des portraits qui sont sortis dans la presse depuis ma nomination chez Stock.J’ai un côté brutal, aussi ! » Manuel Carcassonne s’expose. Et forcément, il prend des coups. A peu près autant qu’il en donne.
Depuis deux mois donc, il navigue entre la rue des Saints-Pères et la rue de Fleurus où se situe Stock. Mais c’est encore chez Grasset qu’il reçoit, dans son bureau à la lourde porte capitonnée. Grasset, c’est son école et toute sa vie ou presque. Il y est entré à 26 ans, alors qu’il était critique littéraire, introduit par François Nourissier auprès de Jean-Claude Fasquelle. Il avait rencontré le juré Goncourt dans la famille d’Ormesson, à l’époque où il était le compagnon d’Héloïse d’Ormesson, avec qui il a eu une fille. « J’ai eu l’impression d’entrer dans quelque chose à mi-chemin entre un club et une mafia d’amis », raconte-t-il, évoquant aussi Yves Berger, Jacques Brenner, Bernard-Henri Lévy. « Ma chance a été d’arriver très jeune dans une maison où les gens étaient plus âgés. Je me suis coulé dans Grasset. » Deux ans après, il publie la biographie d’Yves Saint Laurent par Laurence Benaïm et les entretiens d’Emmanuel Berl et Jean d’Ormesson. Il se voit confier des auteurs comme Hervé Bazin, Jacques Chessex, Benoîte Groult…
Formé par de grands faiseurs de prix littéraires, il en a appris la cuisine. Il a aussi plaidé la cause des auteurs auprès des libraires et des journalistes. « Quand je suis entré dans la maison, c’était les mêmes murs, la même peinture, la même moquette usée qu’aujourd’hui… J’ai l’impression d’emporter dans ma mémoire une partie de ce qu’est Grasset. » En 1999, il devient directeur littéraire. Dix ans plus tard, Olivier Nora, P-DG, le nomme directeur général adjoint au moment où lui-même cumule sa fonction avec celle de P-DG de Fayard. « Pendant quatre ans, j’ai eu une vision transversale de la maison. J’ai mesuré, grâce à Olivier Nora, l’environnement économique et budgétaire de l’entreprise. Mais paradoxalement, c’est là que j’ai commencé à prendre conscience que je ne pourrais pas aller plus loin ici. »
Succession rassurante.
Grasset est, de son propre aveu, «une maison compliquée, avec des individualités très fortes, des engueulades, des colères homériques, des clans, des rancunes, des amitiés aussi ». Omniprésent, il prend sa part dans les batailles d’ego. A l’extérieur, il joue à plein la concurrence féroce que se livrent les éditeurs de littérature générale. Aujourd’hui, il s’énerve : « Certains de mes confrères ne se privent pas pour prendre contact avec certains auteurs de Stock ! » Pourtant, lui n’a pas attendu pour discuter avec « ses » auteurs d’un éventuel passage chez Stock, ce qui ne va pas sans grincements de dents du côté de Grasset. « Je ne souhaite pas être agresseur, mais je ne souhaite pas être agressé, se défend-il. Je laisse trop de moi dans cette maison pour ne pas m’y reconnaître après mon départ. Mais qu’on ne vienne pas m’embêter… »Chez Stock, lui qui se dit « profondément généraliste », il sera dans son élément. La nomination d’un éditeur, et non d’un gestionnaire, a rassuré l’équipe, qui se demandait à quelle sauce le groupe Hachette la mangerait. Il sait que ce ne sera pas facile de succéder à Jean-Marc Roberts, dont le décès a beaucoup ému. Mais il rappelle volontiers qu’il le connaissait et n’hésite pas à évoquer leur rencontre, quand il avait 19 ans, ni à dessiner des parallèles entre eux. « Je n’aime pas faire parler les morts, mais nous avons toujours eu un assez bon rapport, mâtiné de concurrence. » La rivalité entre Stock et Grasset a toujours été vive, mais il lui rend hommage. « Jean-Marc a créé en quinze ans seulement une image incroyablement forte avec la “bleue?. Il a su créer un rapport si personnel, si affectif avec les auteurs, qu’il faudra du temps pour s’habituer à quelqu’un d’autre. Mais je ne me fais pas de souci. L’affectivité, la relation aux auteurs, l’empathie, le dégoût aussi, l’irrationalité, on l’a en commun. Et je ne m’éloignerai pas des fondamentaux parce que je m’y retrouve. » En littérature française, dit-il, « il y aura forcément des glissements de goûts, des textes parfois très différents ». Quelques jours après sa nomination, son premier geste a été de déprogrammer le roman de Pierre Mérot de la rentrée littéraire. «C’est un livre que je n’aimais pas, je l’avais déjà refusé pour Grasset. On me demande, en tant qu’éditeur, d’exercer un avis, c’est exactement ce que j’ai fait. »
Féru de littérature étrangère, il assure Emmanuelle Heurtebise, directrice de « La cosmopolite » depuis l’automne, de son soutien : « Je m’y investirai certainement beaucoup. Nous allons continuer le travail fait pour la réveiller, et retrouver la légende que j’ai connue quand je suis entré dans l’édition. » Il entend aussi remanier les essais et documents à sa façon : « politique, débats de société, grandes biographies, témoignages, questions internationales… ». Il parle déjà de Pierre Haski, Serge Michel, Annick Cojean, qu’il a publiés chez Grasset et qui devraient le rejoindre. Il annonce une biographie d’Eric Rohmer par Antoine de Baecque et Noël Herpe pour janvier, et prépare un document de la journaliste Sofia Amara sur la Syrie.
Passer de Grasset à Stock, de numéro deux à numéro un, d’un comité de lecture à un choix solitaire, demandera une mue. « Il faut qu’on se réinvente, mais je suis fondamentalement optimiste pour le livre. On est quelquefois tellement pessimiste, blasé, cynique, parisien… qu’on ne se rend pas compte qu’on scie la branche sur laquelle on est assis, dit-il. Moi, je peux être méchant, mais je ne suis pas cynique. » <