S'il est une chose que l'on ne peut reprocher à Manuel Carcassonne, figure emblématique de l'édition française (il dirige depuis 2013 les éditions Stock), c'est de s'être jamais « payé sur la bête ». L'homme a de la plume - ses critiques littéraires l'ont longtemps prouvé - mais il ne s'est pourtant jamais servi de quelque position que ce soit, lorsque cela lui eût été si facile, pour céder au péché mignon de la publication de livres qui seraient siens. Aussi celle en ce début d'année de ce Retournement, son premier livre donc, est-elle attendue avec une grande impatience mêlée de curiosité. Celle-ci ne devrait pas être déçue tant cet ouvrage mêlant récit et essai, virtuose, pudique et impudique, introspectif et universel, s'avère à la lecture aussi passionnant que finalement, émouvant. De quoi s'agit-il ? De lui, bien sûr, mais « avec eux », les siens, ceux d'aujourd'hui et d'hier et de bien plus longtemps encore. Puisque soi, c'est aussi, c'est toujours, une visite au cimetière. Mais encore ? En fait, tout vient de Nour, cette femme née en France, Libanaise, d'origine grecque et catholique que Manuel a épousée. Elle est arabe d'Achrafieh, fille de Beyrouth avant tout. Lui descend de Juifs alsaciens par sa mère et de la communauté judéo-provençale par son père.
Le couple se querelle gentiment sur la question des identités autant que des minorités historiquement oppressées dont ils sont tous deux issus. Plus précisément, c'est Nour qui ramène paradoxalement Manuel vers un Orient jusque-là plus rêvé qu'autre chose et une judéité (laïque) qui, sans être niée, ne devait pas être encombrante à l'excès. Les choses ont changé et voilà qu'au mitan de sa vie, l'auteur, mari chamailleur et comblé (paradoxal, certes, mais l'humour est ce qui tient ce livre comme son couple), père de famille, revient vers la source ardente... En une autofiction puissamment réflexive et plaisamment érudite, où l'identité tangue entre origine et religion, Carcassonne s'en retourne vers les pères (les pairs ?) fondateurs de la réflexion contemporaine sur ces sujets : Levinas bien sûr, le Finkielkraut du Juif imaginaire et Benny Lévy dont la trajectoire, du gauchisme sartrien aux études talmudiques, le passionne.
On y retrouvera aussi le sourire plein de sagesse ironique de celui qui fut un temps son beau-père, Jean d'Ormesson. On y entendra l'écho terrible des massacres de Sabra et Chatila. On y découvre surtout la formidable complexité d'un homme qui sait qu'il n'est de vie sans questions ni passions et que toute assignation à résidence est fondamentalement illégitime.
Le retournement
Grasset
Tirage: NC
Prix: 18,50 € ; 250 p.
ISBN: 9782246755012