Je sais, je sais, elle arrive un peu tard, cette semaine mexicaine. Mais j’ai eu à faire entre-temps et ses retombées sont encore là, comme après une éruption volcanique ou une catastrophe nucléaire : les effets se font sentir longtemps. Sinon qu’ici, cela n’a rien d’une catastrophe, au contraire. Dans le (petit) paquet de livres lus à l’occasion du Salon du Livre, en poche ou non, d’étranges convergences se produisaient. Un peu partout, je retrouvais Pancho Villa, Zapata, Trotski, Octavio Paz, Diego Rivera, Frida Kahlo, quelques autres encore, qui paraissent être les points de repère sans lesquels aucun écrivain mexicain (j’exagère) ne trouve son équilibre. Frida Kahlo, c’est à elle que je veux en venir, m’a toujours laissé indifférent. Je disais à un ami l’autre jour que le seul livre de Le Clézio que je n’avais pas lu devait être celui qu’il a consacré à Diego et Frida . (Il me rétorquait que c’était le seul qu’il avait lu, lui. Aucun de nous deux n’avait ni tort ni raison, ce sont les circonstances…) J’ai donc ouvert sans enthousiasme, un peu par obligation, Frida Kahlo par Frida Kahlo , la correspondance éditée par Raquel Tibol (Points, n° 2096). Le début, en 1922, ne m’a pas semblé mériter davantage qu’une attention de pure forme. Sinon qu’appeler Diego Rivera, à ce moment, « le Génie Ventripotent » est un signe intéressant de la part de « Frida Jambe de Bois » (elle avait eu la polio). D’autant qu’elle a 15 ans. Mais, bon, un peu d’impertinence convient à l’adolescence. Et puis, petit à petit, je me suis fait avoir par cette sacrée bonne femme, le corps de plus en plus cassé et l’esprit de plus en plus en verve. Son accident de bus, à dix-huit ans, la meurtrit à vie – je ne sais pas pourquoi je vous raconte ça, toute personne normalement constituée sur le plan de la curiosité doit le savoir (mais je ne le savais pas, et ça me trouble – à la fois de ne l’avoir pas su et de l’avoir découvert). Elle se bat comme une furie, se met à peindre, milite, héberge Trotski (tiens ! une de ces rencontres récurrentes), expose… Je passe sur la complexité de sa vie sentimentale dans laquelle Diego Rivera occupe le premier rang, mais ils sont plusieurs à se presser au deuxième rang. (Il faut lire le formidable portrait en mots qu’elle fait de son mari avec une tendresse lucide qui impressionne.) Je passe sur beaucoup d’autres choses qui mériteraient d’être relevées. Pour m’attarder sur un passage tout à fait réjouissant, quand elle est à Paris au début de 1939. Malade, une fois de plus, mais très remontée, une fois encore. André Breton avait promis de dédouaner ses tableaux. Il n’en a rien fait. Elle peste. Et peste encore quand elle doit lui avancer de l’argent pour restaurer des tableaux du XIXe siècle qui doivent être exposés avec les siens – Breton est fauché. Son avis est définitif : « Tu n’as pas idée du genre de salauds que sont ces gens. Ils me donnent envie de vomir. Je ne peux plus supporter ces maudits « intellectuels » de mes deux. » Corsetée physiquement, Frida Kahlo était décidément tout le contraire intellectuellement. Rien que pour me l’avoir fait savoir, l’invitation du Mexique au Salon du Livre a décidément été une bonne chose.