Il est des livres dont on ne voudrait pas trop parler, pour les garder pour soi. Les prêter, même, revient à se révéler. Servabo fait partie de ces ouvrages rares, des ouvrages qui rassemblent la philosophie d'une vie. Il faut rendre hommage aux éditions Rue d'Ulm et à Lucie Marignac d'avoir retraduit ce texte paru en 1991 en Italie, dont une première version fut publiée à La Découverte en 1992.
On avait oublié Luigi Pintor (1925-2003), journaliste italien, ancien directeur du quotidien communiste L'Unità, exclu du PCI en 1969 et cofondateur du journal dissident Il Manifesto. On pourrait donc s'attendre à un appel à la grève, mais ce n'est que celui du rêve qui résonne ou plutôt de la rêverie que l'auteur distille autour de sa drôle de vie, un peu comme une confidence.
Pintor évoque sa Sardaigne comme Camus son Algérie. Le soleil, les plages, les rendez-vous amoureux, l'ennui tiède qui vous enveloppe comme une soie dorée et l'imagination qui gambade avec les nuages. Et puis il y a la fin d'une complicité, la mort d'un frère tué lors d'un échange de tirs avec les troupes allemandes dans un village pendant la Seconde Guerre mondiale. « Quand la guerre s'éloigne, il n'en reste que des traces fantomatiques, avec des cimetières improvisés et des villages où les murs ne dépassent plus un mètre. »
Luigi est alors à Rome. Il est arrêté. Il subit un interrogatoire musclé, des sévices, la torture. Puis revient la normalité, mais quelle normalité ? « La normalité signifiait pour moi passer des examens d'histoire et de philosophie, faire mécaniquement des exercices au piano, participer à des meetings avec hymnes et drapeaux, flirter dans les jardins reverdis et retrouver ma bonne humeur. »
Mais il y a eu trop de morts pendant les neuf mois durant lesquels les Allemands ont occupé Rome. Ils accompagnent Luigi Pintor dans sa traversée du désir d'être soi, malgré tout. « Il y avait de l'optimisme dans cette vie improvisée qui voulait effacer les mauvais souvenirs et se contentait de distractions faites de rien, et dans l'idée que nous nous faisions de l'avenir du monde. » En avant-poste comme dans le désert des Tartares à attendre les fantômes face à la « stupidité des machines qui ralentissent la mort », il prend le temps de trouver la femme de sa vie, de vieillir et de croire encore au seuil de la mort que tout n'a pas été vain, que ses engagements méritaient d'être pris et que ses songes valaient le coup d'être vécus. Sous le portrait de l'un de ses ancêtres était écrit servabo. « Cela peut vouloir dire je conserverai, je garderai, je resterai fidèle, ou bien aussi je servirai, je serai utile. »
Ce petit texte est un grand livre. Il est grand parce qu'il est sincère, parce qu'il vibre d'une petite musique qui s'installe chez le lecteur. « Un livre sert à celui qui l'écrit, rarement à celui qui le lit, c'est pourquoi les bibliothèques sont pleines de livres inutiles. » Vous pouvez placer celui-ci dans vos rayons. Vous y reviendrez souvent.
Luigi Pintor
Servabo. Mémoire de la fin du siècle
Rue d’Ulm
Tirage: 1 500 ex.
Prix: 12 € ; 120 p.
ISBN: 9782728807321