"JE LA COUPE. Sans bite. Sans verge. Sans zob. Sans excroissance. Sans sperme. Sans couilles. Sans cette chose inutile entre les jambes qui me bousille la vie." Aziz devient Zannouba. C’est Zahira, sa consœur péripatéticienne, qui lui a choisi ce nouveau prénom. Pourtant, après l’opération, Aziz, aujourd’hui Zannouba, n’est pas plus heureux. Ne sait plus où il-elle en est : c’est du vide entre ses jambes et du néant dans sa vie. N’était-ce pas mieux avant, quand il se prostituait avec du rouge aux lèvres, pour faire fantasmer le micheton porte Dauphine ? Il voulait devenir femme comme son modèle Zahira la pulpeuse Marocaine, mais ce qu’il désirait au fond était retrouver ce qu’il avait été dans son enfance algérienne - chouchou du gynécée, objet de toutes les attentions de ses sept sœurs. Inaccessible retour. Son statut de transsexuel donne lieu à un pathétique soliloque schizophrène entre son moi d’avant et sa nouvelle identité : "Je ne suis plus rien. Ni un petit garçon qui danse heureux avec ses sœurs ni une âme libre et encore dans l’insouciance." Cette voix qui se dédouble s’insère dans l’entrelacs plus vaste d’autres voix imaginé par Abdellah Taïa. Un pays pour mourir est une manière de Mille et une nuits fauves, crues, cruelles, de la cruauté des rêves bafoués. Telle Schéhérazade retardant sa sentence de mort, Zahira et Aziz-Zannouba enchâssent les récits afin d’atermoyer cette mort pire que la mort, à laquelle on survit - le désespoir. Aziz se souvient de sa mère acariâtre et de son père suicidé, ou encore de son admiration pour Isabelle Adjani, "algérienne comme toi et moi". Zahira, abreuvée de films égyptiens à l’eau de rose, a cru trouver l’homme de sa vie en ce Sri-Lankais, patron de blanchisseries qui n’a plus voulu d’elle, une fois son métier découvert.
Misère sexuelle de ces hommes arabes et musulmans sans le sou et parfois sans papiers qu’accueille Zahira, pute au grand cœur ("Je n’ose jamais les renvoyer chez eux frustrés"), persécution de l’homosexuel en terre d’islam figuré par Mojtaba, le jeune militant iranien fuyant le régime des mollahs, sentiment d’abandon atavique comme légué par ces filles à soldats maghrébines envoyées en Indochine… à l’existentiel se mêle forcément le politique. Mais comme dans son film L’armée du salut (2012), adapté du roman éponyme, il y a économie de moyens, rien d’appuyé, c’est la juxtaposition de fragments de vies abîmées qui forme un touchant tableau d’un Paris métèque et précaire. Sean J. Rose