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Les liaisons heureuses

Henri Trubert et Sophie Marinopoulos. - Photo olivier dion

Les liaisons heureuses

Créé en 2009, Les Liens qui libèrent représente l’un des plus beaux lancements éditoriaux de ces dernières années, avec des progressions à trois chiffres, inédites en cette période de tension en librairie. Au-delà, ses fondateurs revendiquent, en accord avec d’autres éditeurs, une façon différente de penser le métier, avec une forte cohérence éditoriale resserrée sur peu de livres et le développement d’espaces de débats.

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Par Anne-Laure Walter
Créé le 05.12.2013 à 23h29 ,
Mis à jour le 06.12.2013 à 15h28

L’exercice semble habituel : celui des questions-réponses à une jeune maison d’édition en progression, Les Liens qui libèrent, plaçant régulièrement dans les meilleures ventes annuelles deux ou trois livres sur les vingt qu’elle publie. Mais avec les fondateurs de LLL, l’ancien éditeur des essais chez Fayard, Henri Trubert, et la psychanalyste Sophie Marinopoulos, une question n’entraîne par une réplique immédiate et préconçue. Les réponses se dessinent par touches, au fil des échanges, l’un nourrissant la réflexion de l’autre, dans un dialogue sans cesse renouvelé. Une façon de fonctionner qui se reflète dans leur ligne éditoriale. «Il y a un changement de représentation du monde qu’il faut accompagner, explique Henri Trubert. La société pense isolément les choses alors qu’il faut les voir de façon unifiée, par les interactions.» Sophie Marinopoulos peaufine : «Nos livres n’apprennent pas à penser, mais font bouger nos représentations pour transmettre des propositions.» Et lui ajoute : «Nos auteurs proposent de nouveaux filtres d’interprétation du monde et notre métier est de prendre des risques sur des livres importants, car il y a un public qui attend une déconstruction du système pour que les idées nouvelles puissent advenir.»

 

 

Le triomphe de Stiglitz

Effectivement, le tandem a su trouver ce public puisque la maison a réalisé en 2012 un chiffre d’affaires de 2,56 millions d’euros (+ 134,9 %) avec un résultat de 550 000 euros (+ 120 %), ce qui la place dans les 100 premiers éditeurs français et dans le trio de tête des plus fortes croissances ainsi que des meilleures rentabilités de 2012. «Nous n’avons jamais osé rêver d’un tel succès, lance Sophie Marinopoulos. Nous avions évidemment l’objectif que cela marche, mais à ce point-là !» Henri Trubert complète : «Le résultat dépasse nos espérances. Tous les ans, nous sommes bénéficiaires, ce qui nous a protégés des soucis de trésorerie qui affectent généralement les éditeurs.» La jeune histoire de cette maison, créée en octobre 2009, est jalonnée de succès : Le triomphe de la cupidité de Joseph E. Stiglitz (49 000 exemplaires vendus), Manifeste d’économistes atterrés (90 000 exemplaires), Sur les épaules de Darwin de Jean Claude Ameisen (95 000 exemplaires vendus du premier volume, le deuxième publié en fin d’année a été tiré à 50 000 exemplaires) ou La troisième révolution industrielle de Jeremy Rifkin (40 000 exemplaires vendus). «Lorsque La civilisation de l’empathie de Rifkin a paru aux Etats-Unis, nous venions de monter la maison et ne nous sommes pas positionnés dessus, raconte l’éditeur. Quelques mois plus tard, nous publions L’âge de l’empathie de Frans de Waal, et appelons l’agente Mary Kling pour savoir quand est programmé le Rifkin en France. Personne n’en avait acquis les droits ! L’édition française est frileuse et, quand elle joue la logique comptable, elle est sûre de perdre.» La maison ayant un peu de trésorerie grâce au succès des écrits de Stiglitz, elle investit dans la traduction et la venue de l’économiste américain. Leur attachée de presse, Anne Vaudoyer, prépare un très beau programme à l’auteur. Le livre, qui avait un point d’amortissement élevé à 5 000 exemplaires, dépasse les 12 000 exemplaires. Jeremy Rifkin est alors très convoité mais reste chez LLL pour le suivant, La troisième révolution industrielle. Un nouvel opus sur la société collaborative est prévu à l’automne.

 

 

 

Le soutien d’Actes Sud

Comme plusieurs maisons d’édition qui se sont créées ces dernières années (Don Quichotte, Sonatine…), LLL a choisi de s’associer à une plus grosse entité qui gère tous les aspects administratifs et techniques. Ainsi Actes Sud les soutient et possède 30 % de la maison. La structure est donc légère, avec les deux fondateurs et, depuis juin, un salarié, Nicolas Deschamps, qui occupe le poste d’assistant commercial et éditorial. Le modèle participe-t-il au succès de la maison ? «Non, la clé est notre liberté de publication», affirme Sophie Marinopoulos. Et Henri Trubert d’ajouter, lui qui a officié douze ans dans le groupe Hachette : «La cohérence éditoriale est rendue possible par le fait que personne ne nous oblige à publier des best-sellers populaires. Nous pouvons nous concentrer sur la transmission d’un paradigme nouveau, parfaitement incarné par l’un de nos auteurs phares, Jean Claude Ameisen, pour qui la science est une manière de se représenter la réalité du monde, mais pas la seule. Il y a aussi l’émotion, la subjectivité. L’art est aussi important que le regard scientifique.»

 

Au catalogue, beaucoup d’auteurs inconnus aussi. «Les idées ne sont pas portées uniquement par les intellectuels, défend Sophie Marinopoulos. Je cherche des auteurs qui n’ont jamais publié, comme l’éducatrice spécialisée Stéphanie Allenou qui a signé Mère épuisée, vendus à 20 000 exemplaires. Je préfère la parole d’une assistante sociale sur la politique sociale à celle d’un politologue.» Rejoignant une tendance grandissante de l’édition de sciences sociales, à l’instar de la nouvelle maison d’édition de Pierre Rosanvallon, Raconter la vie (1), LLL fait entendre des voix rarement portées, avec un tropisme affirmé pour les signatures féminines. Si les mises en place des textes de ces inconnues restent faibles, le bouche-à-oreille finit souvent par payer. Ainsi Un million de révolutions tranquilles de la journaliste Bénédicte Manier a été mis en place en novembre 2012 à 1 500 exemplaires pour atteindre des ventes de 10 000 exemplaires, à la suite des nombreuses interventions qu’elle a faites.

La transmission de la pensée passe en effet pour les fondateurs par la publication de textes, mais aussi par la propagation de la parole. Comme Les Arènes, autre belle réussite éditoriale, ils souhaitent faire de LLL une maison d’édition au sens propre de «maison», avec un lieu susceptible d’accueillir des débats. En préambule au projet, ils ont créé en 2011 un cercle de réflexion (2) rappelant la démarche, dans les années 1970, du «groupe des Dix» où se croisaient Edgar Morin, Michel Rocard, Michel Serres ou Jacques Attali. Le comité de pensées (Jean Claude Ameisen, biologiste ; Marc Lachièze-Rey, astrophysicien ; Bernard Maris, économiste ; Henri Sterdyniak, économiste ; Patrick Viveret, philosophe) s’était retrouvé à Arles pour deux jours d’échanges. Depuis, le groupe était un peu en sommeil, mais «on va reprendre tout ça !» affirme Henri Trubert. En effet, en septembre, LLL déménagera, installant son siège social à Uzès (Gard) dans un bâtiment du XVIIIe siècle, en travaux depuis dix-huit mois, qui va permettre de créer «un lieu de colloques, de culture, de rencontres avec des chambres pour les auteurs souhaitant se retirer pour écrire». Fréquentant peu le milieu de l’édition, ce duo reconnaît quelques filiations et affinités. Outre Françoise Nyssen et Jean-Paul Capitani d’Actes Sud, rencontrés il y a dix ans à l’occasion d’une coédition du livre d’Aminata Traoré, Le viol de l’imaginaire, Henri Trubert cite Philippe Rey qui «[les] a beaucoup encouragés à créer la maison» : «Il éteint les angoisses. Ce n’était pas facile pour moi, car j’avais ma vie de sénateur tranquille chez Fayard.» Editorialement, il se retrouve aussi dans la ligne des Arènes. «Laurent Beccaria, voilà un homme de conviction ! Je me souviens de la fois où il m’a parlé de son projet de revue XXI. Je lui ai dit : “T’es complètement dingue, tu vas te planter”.» C’est aussi l’indépendance éditoriale de ceux qui ont investi leurs propres économies dans un projet. «Certes on aurait pu tout perdre, mais ça fait plaisir de mettre ses biens personnels au service de ses idées», explique Sophie Marinopoulos. Depuis septembre, elle sent pour la première fois le ralentissement du marché et la crise de la librairie généraliste, maillon vital pour leur production. Certains livres ne décollent pas. Mais elle résume leur philosophie : «Chaque livre, on est heureux de l’avoir publié, quoi qu’il arrive. On se dit toujours, tant pis si on plonge, on l’aura fait.»

(1) Voir LH 976 du 29.11.2013, p. 23.

(2) Voir LH 866 du 20.5.2011, p. 42.

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