Les vidéos diffusées par l’association L214 viennent périodiquement bouleverser notre connaissance sur ce qui se déroule dans les abattoirs et sur notre rapport complexe au bien-être animal. Le formidable travail d’Elisabeth Hardouin-Fugier ébranle aussi, à sa façon, notre connaissance de l’histoire de l’abattage animal. Avec une documentation stupéfiante, elle fait remonter cette pratique à deux millénaires avant J.-C. comme le montre la couverture avec cette maquette d’abattoir datant de l’époque des pharaons.
C’est en découvrant la thèse d’un égyptologue allemand, Arne Eggebrecht, qui a identifié un abattage sur une peinture datant de quatre mille ans qu’Elisabeth Hardouin-Fugier s’est prise de passion pour ce sujet hors norme qui ne cesse de faire la une de l’actualité au rythme des scandales sanitaires et moraux.
"En Egypte comme ailleurs, l’abattoir n’est pas seulement l’antichambre de la boucherie et de la cuisine, ou un "théâtre de la cruauté", c’est un observatoire de l’univers culturel ou politique d’une civilisation qui le construit, le juge, ou le plus souvent, de façon significative, l’ignore."
Entre théologie, philosophie, droit, économie et anatomie, elle déroule l’aventure de cette grande écorcherie qui fait le lien entre carnage - étymologiquement, le temps où il est permis de manger de la viande, par opposition au carême - et culture. Car avec la pratique de l’abattage, notamment rituel, il ne s’agit plus seulement de manger, mais de rendre la viande culturellement et religieusement comestible.
L’avertissement de la Genèse - "Vous ne mangerez pas la chair avec son âme, c’est-à-dire le sang" - est repris par l’islam avec la technique de décapitation par la gorge. La bête doit être vivante au moment d’être zigouillée puisqu’on ne doit pas manger d’animaux morts. D’où les débats sur l’étourdissement avant l’exécution. Le christianisme, lui, n’entre pas dans ce byzantinisme puisque la lettre de Paul aux Corinthiens dégage Dieu de ces préoccupations animales.
Si Akhenaton et Moïse ont marqué l’abattage alimentaire, la suite montre que l’évolution fut très faible en vingt siècles de "tueries urbaines". Les méthodes ont été industrialisées et les échaudoirs placés en périphérie. Le sang des bêtes ne doit désormais plus être vu, même s’il coule toujours à flots.
Elisabeth Hardouin-Fugier a de la personnalité et des convictions, cela se sent dans sa démarche. Née en 1931, cette historienne de l’art et des mentalités, qui a longtemps enseigné à l’université Jean-Moulin de Lyon, s’est intéressée à l’abattage via ses représentations dans l’art, d’où les nombreuses illustrations qui émaillent son ouvrage. Précédemment, avec Eric Baratay, elle avait signé une histoire des jardins zoologiques en Occident (Zoos, La Découverte, 1998).
Dans un contexte particulier, avec un regain d’intérêt pour la condition animale et le végétarisme, ce coup fatal est un coup de maître. Avec ce livre, original, savant et percutant, Alma pourrait bien renouveler le succès du Rhinocéros d’or (2013) de François-Xavier Fauvelle-Aymar. Ce serait mérité.
Laurent Lemire