Toute sa vie fut traversée par un rêve d’enfant. Guillaume est le benjamin d’une fratrie de six. Né Habsbourg, Guillaume a d’emblée un destin, sa famille appartient à l’une des plus illustres familles régnantes d’Europe et son père l’archiduc Etienne, descendant de l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche et cousin de l’empereur François-Joseph, vient d’hériter de possessions polonaises et ambitionne de reconstituer l’ancien royaume de Pologne sous son sceptre tout en l’intégrant dans le giron de la monarchie des Habsbourg. L’archiduc épouse la cause du nationalisme polonais et marie, en contravention des règles dynastiques, deux de ses filles à des aristocrates polonais. Guillaume, quant à lui, avait été élevé dès le berceau dans la langue polonaise. Le petit « Willy » est imbu de littérature où la noblesse de Pologne combat les barbares Cosaques d’Ukraine. Mais c’est pour le fier peuple ukrainien que son cœur penche, « une affection subversive » qui lui fera étudier l’idiome et la culture ukrainiens et prendre plus tard la tête d’une légion appelée Sitch, du nom de la légendaire forteresse de résistants cosaques sur une île du Dniepr au XVIIe siècle. Guillaume va jusqu’à troquer son titre de prince du Saint-Empire romain germanique contre une identité aux consonances authentiquement ukrainiennes en se faisant appeler Vasyl Vyshyvanyi (le patronyme est une référence à la broderie traditionnelle). Allié de l’élite nationaliste et militaire comme du métropolite uniate de l’Eglise d’Ukraine (catholique de rite orthodoxe), cet archiduc « rouge » se veut surtout ami du peuple, prenant la défense des paysans contre les troupes habsbourgeoises ou les nobles locaux. Mais l’Ukraine n’est point encore une nation et se divise entre un domaine royal appartenant aux Habsbourg et une vaste province de l’empire du czar…
Ce sont les tribulations de ce romantique « Robin des bois au sang bleu » que retrace l’historien américain spécialiste de l’Europe de l’Est Timothy Snyder dans Le prince rouge : les vies secrètes d’un archiduc de Habsbourg. Une biographie haute en couleur qui se lit comme un page-turner. Aussi l’auteur de Terres de sang : l’Europe entre Hitler et Staline (Gallimard, 2012) choisit-il ici de dédier à chaque chapitre une tonalité tel le « la » chromatique donné à l’épisode de l’existence chamarrée de son sujet : d’« Or - Le rêve de l’empereur » à « Orange - Révolutions européennes » en passant par le rouge du « prince en armes », le brun du « fascisme aristocratique » ou le lilas du « gai Paris ».
Snyder brosse le portrait d’une personnalité exubérante - « En matière d’allégeance politique comme de penchant sexuel, Guillaume n’avait honte de rien et rien à cacher » -, mais dont les apparentes prévarications n’ont cessé de servir une seule cause : l’Ukraine. Il n’avait pas hésité à courtiser les nazis dans l’espoir de les voir accorder l’indépendance à sa patrie d’élection avant de les espionner pour le compte des Britanniques ; au moment de la guerre froide, c’est contre Staline qu’il est espion. En 1948, Guillaume est kidnappé à Vienne par l’Armée rouge, et c’est dans une geôle soviétique qu’il meurt sous la torture en colonel ukrainien, fidèle à son idéal. Sean J. Rose