Le rôle du bouc émissaire tenu par le Juif au XIXe siècle est aujourd'hui tenu par l'immigré. C'est le constat désabusé établi par Esther Benbassa dans ce livre réquisitoire, De l'impossibilité de devenir français. Cette intellectuelle issue de la bourgeoisie juive d'Istanbul estime en effet que la France ne fait plus rêver. En cause, le néonationalisme, qui gagne du terrain et qu'elle identifie à une forme de communautarisme.
Esther Benbassa est universitaire. Directrice d'études à l'EHESS, elle travaille depuis des années sur l'histoire du peuple juif et l'histoire comparée des minorités. On lui doit, notamment avec Jean-Christophe Attias, quelques ouvrages de référence sur ces sujets. Mais elle est aussi depuis septembre 2011 sénatrice du Val-de-Marne sous l'étiquette Europe Ecologie-Les Verts. C'est donc sur ce double terrain, scientifique et politique, qu'elle aborde la situation vécue par les étrangers en France.
"Si au XIXe siècle, le Juif était tenu pour responsable des malheurs du temps, dans les décennies suivant la catastrophe de la Seconde Guerre mondiale, c'est l'immigré qui l'a remplacé." Et avec lui bien évidemment sa religion. "L'islam d'aujourd'hui a remplacé le judaïsme qui, hier, fit couler tant d'encre et suscita tant de rejet."
Dans l'installation sournoise de ce néonationalisme, elle égratigne vivement Ségolène Royal et son encadrement militaire pour les délinquants mineurs, ou Caroline Fourest, "notre "croisée" des temps modernes" contre l'islamisme. Elle se demande pourquoi la France ne sait plus "fabriquer" de Français, et de rêves non plus du même coup, pourquoi elle a perdu cette insoutenable légèreté qui faisait son charme ? On aura d'ailleurs une illustration concrète de cette situation avec les manifestations du racisme ordinaire listées par Vincent Edin et Saïd Hammouche dans Chronique de la discrimination ordinaire.
Tout n'est pourtant pas si sombre dans ce bilan inquiétant, avec une école qui accomplit tout de même sa mission d'intégration "malgré ses nombreuses défaillances". Et le monde associatif qui se débrouille comme il peut avec ce terrain social abandonné par les politiques, ce qui inquiétait un Pierre Bourdieu dès les années 1990.
Dans le contexte d'une campagne présidentielle déjà marquée par les débats sur l'identité nationale, l'intégration et l'immigration, l'essai d'Esther Benbassa propose finalement une réconciliation avec une France historique inspirée par les véritables valeurs républicaines. "Etre autre et français, français et autre, voilà le défi." C'est aussi de la part d'une femme qui vit en France depuis trente-huit ans une fougueuse déclaration d'amour envers un pays qu'elle imagine autrement qu'à travers les images de Babar et Astérix...