Pascal Bruckner n’est pas Eddy Bellegueule, le héros d’Edouard Louis. Ici, on n’est pas dans le quart-monde (quoique la famille ait fini ruinée et le père, dans une crasse sordide), le narrateur n’est pas gay, et il n’a pas subi de sévices sexuels. Mais des violences répétées, oui, la persécution d’un père violent, ignoble et pervers parce que intelligent. La torture, morale aussi, de vivre sous le même toit qu’un homme d’extrême droite, sympathisant nazi, qui se vante d’avoir été collabo, fait l’apologie du STO, puis de l’OAS, bouffe du juif comme d’autres autrefois du curé, avant de transférer sa haine sur les Arabes. On comprend que, tout jeune, profitant de sa santé fragile, Pascal, "enfant bleu" menacé de tuberculose (hérédité familiale), ait choisi la tangente, la fuite. D’abord physique : il a enchaîné les sanatoriums en Autriche - les Bruckner, descendants de huguenots émigrés en Allemagne, sont traditionnellement germanophones - puis les pensionnats. Et puis, surtout, l’échappée belle intellectuelle : "Les livres m’ont sauvé", écrit-il.
D’abord ceux des grands écrivains qu’il admire, les "dieux de [sa] jeunesse, Sartre, Gide, Malraux, Michaux, Queneau, Breton, Camus". Ensuite, bientôt, les siens. Dès 14 ans, il se met à écrire. Puis, "monté" de Lyon à Paris, il découvrira les musiques métisses, le jazz, la contre-culture, le gauchisme, la vie. On est dans les années 1960, passe Mai 68. Bruckner croise Sartre, rencontre Foucault, fait sa thèse avec Barthes, tous les gourous de l’époque. Surtout, en hypokhâgne à Henri-IV, il fait la connaissance d’Alain Finkielkraut. Un vrai coup de foudre intellectuel. Ils deviennent des "duplicatas, des frères siamois", publient à quatre mains deux essais à succès, Le nouveau désordre amoureux et Au coin de la rue, l’aventure (au Seuil, en 1977 et 1979). On les englobe sous l’étiquette "nouveaux philosophes". Et la critique croit que, comme ses confrères, Bruckner est juif. Joli pied de nez à l’attention du père honni. Lequel rejette fermement ce soupçon de judéité. Le point est central, d’autant que la vérité, semble-t-il, n’est pas si tranchée.
Bien après Lunes de fiel (Seuil, 1981), roman règlement de comptes où l’écrivain avait déjà décrit son père "sous les traits d’un vieux fasciste en train de mourir et troquant sa haine des Juifs contre celle des Arabes", Pascal Bruckner, cette fois, va jusqu’au bout de cette démarche autobiographique. Parce que son père est mort en 2012 - enfin -, bien après sa mère, décédée en 1999. Une femme attachante et crispante, souffre-douleur consentant de son tyran conjugal, durant toute une vie. Même s’il reconnaît sa "propension à tout enjoliver", à "l’exagération" pour faire plus romanesque, Bruckner a écrit un livre grave et tendre, terrible et drôle, plein de doutes et d’interrogations, et qui sonne juste. C’est là l’essentiel.
J.-C. P.