Mélancolie, l'éternel retour. Dans La mélancolie de la résistance (Gallimard, 2006) de László Krasznahorkai, nous suivions Mme Pflaum, originaire du sud-est de la Hongrie, dans son trajet en train la ramenant dans sa ville natale où plane la menace d'un désordre jamais nommé. Le topos du monde à l'envers, l'entropie comme manifestation du prétendu progrès, la tragique obstination de la volonté quand le corps ne suit plus (puisque toute jeunesse est vouée au crépuscule des vieux)... Krasznahorkai est le compositeur de partitions aussi amples que sombres - des symphonies aux mouvements joyeusement funèbres. Singulièrement obsédante est son écriture, tour à tour mélancolique et truculente, au phrasé têtu, à la phrase en volutes - il n'est pas rare qu'elle fasse vingt-cinq lignes voire bien plus. Ce nouveau roman, Le baron Wenckheim est de retour, ne déroge pas à l'esthétique du lauréat du Man Booker International Prize en 2015. « Mon unique livre » a-t-il déclaré, tant ce magnum opus décline et subsume tous les leitmotivs des œuvres passées.
L'aristocrate éponyme de cette fiction magistrale rentre au bercail au soir de sa vie, après quarante ans d'absence, à Gyula, où l'auteur lui-même naquit. Si cette ville méridionale de Hongrie existe bel et bien, elle fonctionne surtout comme catalyseur de l'imaginaire littéraire de Krasznahorkai, à l'instar du Combray de Proust ou du comté de Yoknapatawpha de Faulkner... C'est là, donc, que se déroule Le baron Wenckheim est de retour. Béla Wenckheim, aficionado des casinos de Buenos Aires où il vécut en exil, fuit les créanciers à ses basques. Alors que sa réapparition revêt aux yeux de certains des aspects messianiques, suscite un sébastianisme version magyar − cette croyance en un roi caché (le jeune souverain portugais Sébastien, dont le corps ne fut jamais retrouvé après une bataille en Afrique) −, le baron sénescent est quant à lui en quête de son premier amour. « L'on n'aime bien qu'une seule fois, c'est la première. Les amours qui suivent sont moins involontaires » comme dit La Bruyère. On veut voir celle qu'on a tant aimée, et c'est sa mère qu'on voit... L'arabesque de la prose nous emporte dans le flux de conscience des personnages, leurs ratiocinations grincheuses ou des paysages intérieurs atmosphériques, ou nous perd dans les méandres de politicailleries locales, des errances pleines de coq-à-l'âne. Le baron, c'est Tristram Shandy meets Kafka avec un grain de sel : car ce dernier Krasznahorkai n'est pas dénué d'humour. En contrepoint au baron, le personnage du professeur donne d'emblée le la de ce roman-fleuve intranquille avec une scène inaugurale très staccato, voire scherzo. Poursuivi par la presse, il se barricade dans un cabanon au fond des bois, les journalistes ont pris fait et cause pour sa fille qu'une liaison passagère lui avait faite dans le dos et qui lui réclame aujourd'hui l'argent d'une pension jamais versée. La jeune citadine est féministe et activiste antifasciste ; sur un malentendu, le professeur se retrouve soutenu par des bikers ultranationalistes dont il se défend... La symphonie se double d'un tombeau pour le rêve d'une Hongrie libérale, mais cela ne concerne pas uniquement la Hongrie d'Orbán, c'est l'Europe tout entière, le monde contemporain en général, de plus en plus complexe et abruti, la condition humaine que chante et pleure en vérité ce long thrène. Nous sommes tous dans le labyrinthe. Nous ne sommes pas tant Sisyphe que Thésée. Sans fil d'Ariane.