C’est l’un des livres d’histoire les plus attendus de la rentrée, écrit par l’un des grands historiens d’aujourd’hui. Biographe d’Hitler (Flammarion, 2000-2001), spécialiste du IIIe Reich, ce Britannique qui a longtemps enseigné à l’université de Sheffield s’est imposé comme une figure incontestable de la période. Dans ses travaux universitaires, Ian Kershaw s’est toujours distingué par son style fluide, précis et juste. Cette fois, il ne s’agit pas d’un livre de recherche, mais d’une synthèse aux allures shakespeariennes. Sans notes, il se propose de raconter l’Europe de 1914 à nos jours. Dans cette première partie qui court de la Première Guerre mondiale à 1949, Kershaw met en évidence ce que nous ne voulons plus voir : l’explosion du nationalisme ethnique, les revendications territoriales, les conflits de classe, la crise prolongée du capitalisme - quatre facteurs majeurs qui ont conduit pour lui l’Europe en enfer.
On voit bien qu’il est, selon la formule, pavé de bonnes intentions. Ce sont elles qui ont laissé croire aux démocraties occidentales que l’on pouvait traiter avec Hitler. Ce n’est pas le déclin mais le dédain de l’Occident qui surgit, ce mépris envers lui-même d’abord, envers les autres ensuite, qui l’a laissé se conduire par les dictateurs et entraîner dans une ère d’autodestruction calamiteuse.
Pourquoi le communisme ne s’est-il véritablement imposé qu’en Russie, le fascisme qu’en Italie, et le nazisme qu’en Allemagne ? Kershaw pose les bonnes questions et propose quelques réponses : les luttes sociales, le marché, la crise économique qui fit basculer l’Europe à droite, l’autoritarisme qui s’impose partout, la haine antisémite qui prolifère avec la peur du communisme, la culture des avant-gardes que l’on oppose à la culture populaire et Kafka qui annonce dans Le procès puis Le château la soumission volontaire qui arrive.
Sur le tard, les grands historiens finissent par être saisis par le sens de la synthèse et des grands récits. Ce sont leurs Mémoires à eux, leur manière de nous dire comment ils voient le monde d’hier pour mieux aborder celui d’aujourd’hui.
Dans ces pages qui nous replongent vers les abîmes d’inhumanité, Ian Kershaw ne s’attarde pas sur ce qui est censé être connu. Il préfère entrer dans le cœur des faits et des ténèbres pour tenter de les comprendre, d’en extirper les principes. L’essentiel du livre concerne d’ailleurs l’entre-deux-guerres et les tentatives d’explications sur le retour aux hostilités après celle que l’on croyait être la "der des ders".
Ian Kershaw déploie tout son talent pour éclaircir les situations et faire comprendre les enjeux. L’histoire de cette tragédie européenne du premier XXe siècle renvoie aux premiers mots de Voyage au bout de la nuit de Céline : "Ça a débuté comme ça". Dans l’explication des deux "ça" - le psychanalytique et l’historique -, sir Ian Kershaw est exemplaire. Laurent Lemire