Qui se souvient de Larry Walters ? Un jour de 1982, ce camionneur californien était monté dans le ciel sanglé à une chaise de jardin à laquelle étaient attachés des ballons-sondes gonflés à l’hélium. Lorsqu’on lui demanda la raison de son geste, il répondit seulement : "Un type ne peut pas juste rester assis." Oublié de tous, il se suicide une dizaine d’années plus tard.
Larry Walters est le dédicataire du troisième roman de Nicolas Dickner, Six degrés de liberté. Il n’y est à proprement parler pas question de chaises, d’ascension, ni même de balles dans le cœur. Mais le livre partage avec Walters l’usage de la fantaisie du monde et le risque de la liberté.
Soit donc Lisa, 15 ans, qui vit quelque part au Québec avec son père et n’a d’autre attache qu’Eric, son voisin agoraphobe, à peine plus âgé qu’elle, geek en devenir. Cette amitié sera brisée brutalement lorsque Eric devra suivre sa mère partie refaire sa vie au Danemark ("Something wrong in the royaume…"). Quelques années plus tard pourtant, c’est le même Eric, petit génie de l’informatique ayant fait fortune, qui va lui permettre de réaliser son projet fou : hacker les terminaux des sociétés de transports et des autorités portuaires et maritimes pour faire le tour du monde dans un conteneur spécialement aménagé. Plus de papiers, plus de routes, plus de terres, plus de paysages ni d’âmes qui vivent, pour Lisa le monde sera enfin vide, comme en deux dimensions. A condition que ne la rattrape pas Jay, ancienne hackeuse elle-même, purgeant sa peine auprès de la gendarmerie canadienne.
Ce livre est de ceux que l’on ne résume pas vraiment, tant sa richesse interprétative est grande. Nicolas Dickner y mène, jusqu’à la folie presque, une logique narrative à la fois complexe et fascinante. En tout cas, ce sera pour lui un accomplissement qui devrait suffire à l’imposer comme le plus américain (Franzen, Eugenides ne sont pas si loin) des romanciers francophones. Fiction spéculative et paranoïaque, Six degrés de liberté est aussi un manuel enchanté de savoir-vivre. Une Vie mode d’emploi, en somme. Olivier Mony