"Est-ce ainsi que les hommes vivent (et leurs baisers au loin les suivent)" ? Toute l’œuvre de Yasmina Reza entreprend de répondre au vers d’Aragon. Babylone, qui est peut-être le plus "classiquement" romanesque de ses livres - plus en tout cas que le très beau Heureux les heureux (Flammarion, 2013), ou même qu’Adam Haberberg (Albin Michel, 2002) -, ne fait pas exception à la règle.
De quoi s’agit-il ? Comme son titre l’indique, de désordres, de paradis perdus, de l’impossibilité tragique de figer jamais le réel, de mort des gens, c’est-à-dire, d’une certaine façon, de photographie. C’est la photographie, notamment la grande photographie américaine réaliste d’après-guerre, celle de Robert Frank, celle de Garry Winogrand, qui sert de commentaire autant que d’arrière-fond métaphorique à cette tragédie du quotidien.
La narratrice du livre a 62 ans. Elle aime la photographie, en regarder, en faire. Elle aime sans doute aussi la force du passé. ("On rêvait et on ne faisait rien. On regardait les gens passer, on décrivait leur vie et à quel objet ils ressemblaient, maillet, pansement… On riait. Par-dessous le rire, on ressentait un ennui un peu amer.") Elle vit dans un assez grand appartement dans une résidence à Deuil-l’Alouette (on a vérifié, cela n’existe heureusement pas…). Elle vient de perdre sa mère. Elle a une bonne situation, ingénieur brevets à l’institut Pasteur, un mari, une sœur, des amis, des voisins. Parmi ceux-ci, les Manoscrivi, Jean-Lino et Lydie, une chanteuse de jazz amatrice et un type doux et triste qui travaille dans l’électroménager. Un soir où la narratrice a eu l’idée saugrenue de réunir tout ce petit monde dans son appartement pour fêter le printemps (scène admirable de cruauté et d’empathie mêlées), les Manoscrivi vont faire basculer la vie de leur hôtesse.
Il faudrait un jour se pencher sérieusement tant sur les ressorts comiques que sur ceux du romanesque dans chaque livre de Yasmina Reza. Il est curieux en effet de constater combien ce Babylone se montre à la fois grinçant, et même parfois atrocement drôle, autant que saisi d’une tendresse pour ses personnages comme égarés à eux-mêmes, à leur vie. Cette tendresse a rarement été aussi explicite, si ce n’est peut-être dans un beau film un peu trop ignoré, Le pique-nique de Lulu Kreutz de Didier Martiny (dédicataire du livre), dont elle avait signé le scénario. Pour le reste, il y a dans le "dispositif scénique" du livre (un immeuble, deux appartements, des dialogues impossibles), qui tient d’un théâtre de boulevard perverti, quelque chose qui le situerait dans un vaste espace entre Henry Bernstein et le Perec de La vie mode d’emploi. En ce sens, ce Babylone pourrait surprendre les thuriféraires de Reza et marquer une césure dans son œuvre.
Olivier Mony